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Accompagner écouter soulager… et vivre!
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  • Bénévole d'accompagnement en soins palliatifs, je vous propose de partager quelques moments passés à la rencontre de l'autre, auprès des plus vulnérables. A la frontière de la mort mais pleinement dans la vie.
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13 décembre 2018

"J'ai perdu la tête..."

« Lucas est trisomique, et depuis sa naissance il est joyeux » me confie sa mère au coin famille. Elle a un regard épuisé, et ajoute :

- Mais depuis un an il a une tumeur. Vingt-trois ans, trisomique et une tumeur au cerveau. C’est beaucoup pour une seule personne.
Au fond de moi, je pense que c’est beaucoup pour une seule famille.  
- je vais devoir y aller, mais je crois qu’il aimerait bien se promener cet après-midi, si vous avez un peu de temps…

J’ai beaucoup de temps, et me dirige vers la chambre de Lucas.
Je le trouve déjà installé dans son fauteuil roulant, et après de rapides présentations faites par un soignant, nous partons tous les deux vers le jardin.
Face à ce qui m’apparaît comme une injustice, j’ai du mal à rester en silence. Nous nous promenons version visite guidée, il prononce quelques « oui » aux remarques que je fais sur les fleurs. Il ne cesse de sourire et je suis saisie par ce sourire sans une ride.  

Après un tour complet, nous cherchons un endroit agréable pour nous installer tranquillement. Il me montre du doigt un massif d’hortensias. Je cale les roues de son fauteuil, vais chercher une chaise et m’installe près de lui.  Je retrouve mes repères, ne ressens plus le besoin de parler, et le laisse découvrir l’endroit.
Après quelques minutes il dit :

- j'ai mes nerfs qui lâchent ;

Il dit cette phrase comme ça ; à propos de rien. Je tente de comprendre si c'est maintenant qu'il se sent mal, s’il veut rentrer, ou s’il a besoin d’un soignant. Je ne veux pas qu’il lui arrive quelque chose. Mais il nie de la tête ;

- en général.

C’est « en général » qu'il a les nerfs qui lâchent, depuis qu'il est malade ; je lui demande comment ça se manifeste.

- Je m'énerve.

- Avec les infirmières ;

- Non avec ma mère. Toujours avec ma mère.

Il me regarde d'un air désarmant.

- et après je suis triste.

J’aimerais que sa mère entende ces mots et voit son regard. J’espère qu’il le lui dit.

Alors, un peu au-delà de mon rôle, je lui parle en tant que mère. De cet amour inconditionnel que nous fait découvrir la maternité, malgré les doutes et les épreuves, malgré les caractères aiguisés et les phrases agressives ; de cet amour « même si ».

- Elle sait que vous l'aimez quand même ;

Il me regarde en souriant.

- Oui.  Et j'aime Dany Brillant.

Nous avons des radios et des lecteurs CD que nous prêtons aux familles, mais je ne suis pas sûre que Dany Brillant fasse partie de notre cédéthèque.

Pour une fois, mon téléphone va me servir à autre chose qu’à lire l’heure. Je tape sur mon clavier et une chevelure gominée apparaît. D’un hochement de tête Lucas confirme. Je monte le son, et s’envolent des notes …

« Le jour où je l’ai rencontrée, dans une de ces soirées, j’ai même pas pu la r’garder… »

C’est étrangement décalé, mais le jeune Lucas a un sourire accroché aux lèvres et tape le rythme sur son accoudoir. La musique fait s’envoler toutes les idées tristes et il ne reste que le plaisir de retrouver des airs de fête. Ensemble, nous reprenons à tue-tête le refrain « j’ai perdu la tête depuis que j’ai vu Suzette, je perds la raison…».

Tout au fond de ma mémoire des souvenirs se superposent, et parmi eux, la voix de mes enfants « maman ferme la fenêtre de la voiture, tout le monde te regarde » qui me donne envie de chanter encore plus fort.
La chanson se termine, nous avons chacun des images différentes dans la tête mais une même mélodie ! nous sommes bien, et enchainons les tubes de rock français.  

Le retour vers la chambre est léger. Il est fatigué, mais détendu et souriant.

 

 

Commentaires
V
dans la mienne aussi !
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S
quelle fraicheur ce Lucas… et Dany Brillant me trotte dans la tête !!
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P
Merci de montrer aussi le pouvoir de la musique - pour créer un esprit ainsi que des connections!
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D
Hier j'ai mangé une papillotte au boulot pour me donner du courage et je me suis trouvée tellement en phase avec la citation !!!<br /> <br /> "Tout ce que tu feras sera dérisoire, mais il est essentiel que tu le fasses." Gandhi.
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H
Merci pour ce témoignage touchant! Il suffit parfois d'une simple bonne humeur pour leur faire plaisir. Les malades ne cherchent pas à ce qu'on les plaigne, une écoute respectueuse peut leur faire beaucoup de bien.
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