Aimer jusqu'au bout
Depuis plus de quatorze ans, je vais à l'hopital toutes les semaines. Ni soignante, ni malade, ni famille, mon role est d'écouter et d'accompagner des personnes que je ne connais pas. Malades en fin de vie pour la grande majorité, familles et amis qui les entourent, équipes soignantes qui les prennent en soin.
Je n'ai pas de connaissance médicale, pas de formation de psychologue, j'entre dans les chambres, sans blouse de soignant ni projet pour la personne que je rencontre. Je viens en tant que membre de la société civile; celle qui vient signifier que le temps qui se vit peut avoir du sens au delà de la maladie et de la fragilité, et que nous serons là, quoi qu'il arrive, dans une attention constante et un non-abandon. Je suis formée à l'écoute, c'est pour cela que je suis là : écouter ce qui a besoin de se dire. Et lorsque je ne peux rien faire, ni rien dire, je peux quand même être là, à côté, avec. Je peux être face à ce visage inconnu qui pourrait être moi, ou un de mes proches, qui est à la fois unique et chacun de nous, qui me rappelle la valeur de la vie, et l'importance de ne pas l'abandonner.
Dans mon quotidien de bénévole, j'entends les pleurs, les plaintes, j'entends les joies, les rires et les angoisses; j'accueille chaque moment de vie, fait de petites joies et de souffrances, de rencontres de réconcilliations et de disputes, de colères et d'émerveillement. Peut-être est-ce cela qui me frappe le plus. Ce petit éclat de vie qui vient bousculer le "je n'en peux plus" et qui transforme la fin de la journée en un partage. J'entends aussi les silences. De celui qui ne peut pas parler, de celui qui ne le veut pas. Et face à ce silence, je ne me dérobe pas.
J'écoute celui qui voudrait tant mourir et celui qui voudrait vivre encore. Celui qui ne veut plus se réveiller demain, et celui qui attend sa femme lundi. Celui qui ne veut plus voir personne et celui qui organise son retour à domicile pour un week-end. Souvent il s'agit de la même personne. Vouloir et ne plus vouloir, etre convaincu, puis changer d'avis, une heure ou une semaine après. Chaque vendredi je suis face à la complexité de la pensée humaine, sa créativité, son ambivalence. Etre vivant, c'est avoir la possibilité de douter, de questionner, d'hésiter, de changer d'avis, et quel que soit le temps qu'il reste, je vois ce champ des possibles s'exprimer dans chacune des rencontres que je fais.
Un malade disait à son arrivée "ici je vais mieux, je n'ai plus mal, je suis en sécurité et je suis redevenu quelqu'un" .
Redevenir quelqu'un, pour quelques heures, quelques jours, dans le regard des autres, de la société et surtout de soi-meme, n'est-ce pas ce dont chacun a besoin. Etre considéré comme une personne à part entière, digne d'attention et d'affection quel que soit son état.
Face à un malade révolté, une famille disait " je voudrait tant qu'il nous laisse l'aimer jusqu'au bout". N'est ce pas aussi cela dont la personne a besoin? être aimée. Seulement pour qui elle est, au delà d'une quelconque performance, être aimée pour ce qu'elle a construit, partagé avec ceux qui l'entourent, permettre à sa famille d'approvoiser le temps, d'envisager la séparation, d'habiter le lieu et l'espace pour mieux accompagner sans se sentir seul face à la maladie et la mort.
Et lorsque le malade n'a personne autour, qu'il a eu un chemin de vie cahotique, en rupture, être là pour lui signifier jusqu'au bout qu'il fait partie de notre famille humaine. L'entourer, lui permettre de sentir la force du lien qui circule entre les êtres, pour qu'à cette extrémité de la vie, qu'il a menée dans un combat de chaque jour, il puisse enfin déposer les armes, et s'abandonner en confiance et en sécurité.