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Accompagner écouter soulager… et vivre!
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  • Bénévole d'accompagnement en soins palliatifs, je vous propose de partager quelques moments passés à la rencontre de l'autre, auprès des plus vulnérables. A la frontière de la mort mais pleinement dans la vie.
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9 juin 2020

Vous croyez que c'est trop tard ?

- Bonjour, il y a longtemps que vous faites ça ?


Un homme d’une quarantaine d’année me fait face et m’aborde avec cette question.

Il a besoin de parler de lui, et pour cela me fait parler de moi.

Ma réponse visiblement le surprend. 


- tout ce temps ! tout ce temps à écouter les autres... ça doit être tellement long. 


J'essaye de lui faire préciser ce qu’il trouve long. Les années d’accompagnement, le temps passé à écouter les autres, les journées au même endroit, le temps de l'attente …

- Trop long quoi. Tout.

A mon tour je lui demande depuis quand il accompagne. 


- Cela fait seulement quatre jours que mon père est ici. Quatre jours, et c'est déjà tellement long ! J’ai l’impression d’être là depuis un mois.

Il me regarde avec un air de lassitude totale. C’est un homme long et maigre, un peu vouté, fragile. Je lui propose de nous asseoir. Parfois, certaines rencontres me rendent instable, et face à lui j’ai cette impression. Assise, je suis déjà plus assurée.

 

- Ce qui est long c'est le silence. Tout ce silence quand je suis là. Moi je parle, je raconte ma journée, j’essaye de le distraire, de le faire rire, je lui pose des questions sur ce qu’il vit ici. Mais rien.

- Votre père reste silencieux ? 


- Mais non ! le pire c'est qu'il répond. J'ai eu une toilette, j'ai eu deux visites, j'ai déjeuné...

Mais ce n'est pas ça que je voudrais entendre. 


Il se tait, semble rentrer en lui. Physiquement il se crispe et rapetisse. Je me dis que la discussion va s'arrêter là et qu'il va prolonger son silence.

Je n'ose pas le relancer, il a un regard intimidant et fragile, comme un équilibre intérieur instable. Le silence s'installe dans lequel je ne me sens pas à l'aise. Pourtant, le silence... c'est une part de moi et une part de mon accompagnement. Mais là, c'est comme s’il y avait des mots en suspens dans l'air que je n'arrive pas à entendre, que cet homme n'arrive pas à dire.

-   Vous espérez autre chose.

L’homme lève la tête, sourit tristement

-   C’est ça. Autre chose.  J’aimerais qu’il me parle de lui. J'aimerais qu'il me dise qu'il a été heureux, qu'il a aimé sa vie. Peut-être qu'il est fier de moi, ou de mes enfants ; je ne sais pas, quelque chose de vrai que je pourrais garder après. Ou seulement qu'il me raconte un peu certaines périodes de sa vie ; il a vécu beaucoup de choses, il a fait la guerre d'Algérie ; il n'en a jamais parlé et je n'ai jamais osé lui demander. Pourtant ça m’intéresse, c’est avec ça qu’il a vécu, avec ce traumatisme surement et peut-être des bons moments aussi. Chez nous il y a un album avec quelques photos, il est entouré d’autres hommes qui ont l’air d’être ses amis. Ils fument tous, assis en rond, je ne connais pas un seul nom ni un seul lieu. Je connais la version des livres, mais j’ai tellement besoin d’y raccrocher mon père, de pouvoir l’imaginer en soldat, moi qui l’ai toujours vu en civil ! C’est curieux, même maintenant je n'ose pas lui poser de question. J'ai peur de le blesser. Mon père est un homme sombre, avec des zones d’ombre que je ne comprends pas. Mais quand il sera mort ce sera trop tard, et tout sera perdu. Sa vie, c'est aussi un peu une partie de mon histoire. Et celle de mes enfants. Une richesse familiale qui se perd. Je croyais que lorsqu'il serait à la fin de sa vie il me parlerait, qu'on rattraperait le temps perdu. Chez moi on dit qu'on ne rattrape pas le temps perdu. Je réalise que c’est vrai.  On a laissé couler la vie sans y faire attention.  Vous croyez que c'est trop tard ?

- Je crois qu’il n’est jamais trop tard pour poser des questions et essayer d’avoir des réponses.

- Essayez … vous avez raison. Essayer. Cela ne veut pas dire que j’en aurai.
Vous savez ce que je me dis quand je rentre chez moi ? qu’il a peut-être laissé une lettre quelque part, ou un cahier, dans lequel il se raconte. Que je pourrai lire quand il sera mort. J’aimerais tellement ! C’est triste, il est encore là et j’ai déjà renoncé.

 

Que dire ? combien sommes-nous à renoncer, par pudeur, timidité ou discrétion ? A "laisser couler la vie sans y faire attention" sans prendre le temps ?

 

 

Commentaires
C
Poser des questions...c'est comme sauter dans le vide dans une famille qui ne parle pas... Avoir peur, mettre sa peur sous le bras...et sauter! C'est ce que je souhaite à ce fils....
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S
"il n’est jamais trop tard pour poser des questions et essayer d’avoir des réponses"... mais oui, c'est ce qu'on se dit.. mais le fait-on ? On a beau se dire qu'on ne vit qu'une fois et qu'il faudrait oser la question, on se retrouve face à ces non-dits familiaux qui s'entassent jusqu'à étouffer la vie. <br /> <br /> Merci pour cette belle histoire qui fait réfléchir sur l'audace de l'échange en vérité.
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M
❤️
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M
Eh oui ! laisser couler la vie.... Combien ne se mettent pas de mots sur leur vécu, leurs sentiments ? Moins encore les partageraient, moins encore les écouteraient... Pourtant, en quoi notre vie est-elle "humaine" si nous sommes étrangers à ce que nos émotions ont de personnelles ? L'intelligence, c'est pas tout !
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