Il fait si froid ici
Madame D est morte au petit matin. A ses cotés, sa fille l'a accompagnée depuis des semaines sans relâche. Chaque jour, elle arrivait - le plus tôt possible - disait-t-elle, et repartait après le diner. Discrète, elle ne posait aucune question ou presque. Sa mère et elle, c’était un couple depuis tellement d’années, qu’elle n’avait pas besoin de demander. Depuis quelques années, elle voyait, depuis quelques semaines, elle savait. Lorsque madame D. a rendu son dernier souffle, sa fille était là pour le recueillir.
Le corps de madame D a été descendu il y a quelques heures au funérarium et l’agent funéraire vient de l’installer dans un salon de présentation. Comme chaque jour, depuis des années, madame D. attend sa fille. Sa fille qui est dorénavant seule. Pas de famille, pas d'enfant, pas de travail, tout ce qui faisait son quotidien depuis trois ans se retrouve étendu sous un drap. Assise devant le salon de présentation, elle attend que l’agent funéraire vienne la chercher. Face à son isolement, je viens lui proposer de rester près d'elle.
- vous feriez ça ? Parce que j’ai peur de rentrer dans cette pièce. Il fait si froid ici.
Nous entrons et retrouvons sa mère, bien installée au milieu de la pièce. Sa fille choisit une chaise et la rapproche de sa mère.
Assise face à sa mère, je l’écoute me parler de ce qu'elle vit.
- Maman a tellement lutté pour moi ! Je lui ai dit qu'elle pouvait partir, que j'étais prête, qu'elle allait vers la lumière et la paix. Que papa l'attendait là-haut. Je l’ai bien vue, elle a combattu toute la nuit et c'est moi qui suis KO. Je suis comme rouée de coup. Je n'entends rien. Je me souviens, quand mon père est mort je n'étais pas là, mais il m'a envoyé un signe. J'étais chez moi, et je suis tombée sur une vieille photo de mon enfance, que j’avais complètement oubliée. Et au fond de moi, j'ai tout de suite su qu'il se passait quelque chose. Mon père s'est endormi pour sa sieste et ne s'est pas réveillé. C'était doux. J’étais en action de grâce tout le temps. Il était beau, apaisé, il n'avait pas souffert. Et moi j'étais bien.
Elle se tait et regarde en direction de sa mère. Elle avance une main vers elle mais arrête son geste.
- Mais là, j'ai l'impression que c'est moi qui suis morte. Les soignants m'ont dit qu'elle n'avait pas souffert. Je les crois, elle a un beau visage paisible que je retrouve comme avant. Vous ne trouvez pas qu’elle a l’air bien ?
Elle a raison, le visage de sa mère est lisse, détendu, elle semble dormir paisiblement ;
- Mais si vous saviez, pour moi, c'est tellement dur. Je n'ai plus rien, plus personne. Et ce silence ! Je n’ai pas l’habitude, on parlait tout le temps quand on était ensemble ! Même hier, presque jusqu’à la fin elle m’a parlé !
Mais là, c’est tellement aride ce silence, de ne pas l’entendre.
Le ton de sa voix se fait plus ferme, suppliant :
- Parle-moi maman, dis-moi que tu es bien. Je ne sens rien. Seulement le bois. Je n'ai que la croix. Je suis cloué contre le bois de la croix.
Les Pompes funèbres m'ont dit qu'ils devraient à nouveau déshabiller maman pour lui faire des soins de conservation. Mais elle est tellement belle là, les soignants l'ont préparée, lui ont fait sa toilette, l'ont habillée, je ne veux pas qu'on l'embête à nouveau la pauvre. Mais je ne veux pas non plus la retrouver toute abimée jeudi pour la mise en bière. Je ne sais pas quoi faire. Si maman était là elle saurait; c'était une femme tellement vivante, elle prenait toutes les décisions pour nous, et moi je suis restée l'éternelle petite fille. Je ne vais pas savoir. Vous feriez quoi à ma place ?
La fille de madame D. parle, sans s’arrêter, à moi, à sa mère, au ciel. Elle pleure et sourit en regardant sa mère, lui caresse le visage, remet le col de son chemisier.
- Tu es belle, je te retrouve. Regardez, elle n'a aucune trace d'agonie, et pourtant elle a tellement combattu.
- Ma mère et moi, nous savions toutes les deux que nous allions nous retrouver là. Elle allongée sans vie, et moi debout. Seule. Je vais avoir besoin d'aide. De tellement d'aide.