Je ne suis pas prêt
Il est appuyé contre le mur, devant la porte d'une chambre où viennent d'entrer les soignants. Il répond à mon bonjour d'un air las, m'écoute me présenter, et très vite se met à parler, dans un flot de paroles qui s'échappent comme si elles étaient restées contenues trop longtemps. Il m'explique que sa femme est ici depuis hier, et malade depuis deux ans. Au début, la maladie les a soudés, ils étaient deux à se battre, deux à s'aimer, deux à vivre, à échanger, à faire des projets pour après, parce qu’il y aurait un après. C’était un moment difficile à passer mais qui les renforcerait. Il ne s'est jamais éloigné, s'est occupé d'elle pour tout. Ils ont maintenu cette complicité de l'amour, se sont aimés, au delà du mal.
Il me raconte combien elle a besoin de lui chaque jour, pour tous les gestes du quotidien. Au début, c’était sa façon à lui de « prendre sa part », de lui montrer qu’elle n’était pas seule à vivre ça. C'est toujours lui qui fait sa toilette; elle ne veut personne d'autre. De mois en mois, il a vu son corps si magnifique maigrir, il a soigné ses cicatrices. Il l'a lavée. Depuis quelques mois il l'aide aussi à s'habiller, à se lever, à marcher. Il vient de prendre sa retraite et se consacre à elle.
Il me raconte leur arrivée ici. Le choc pour elle, la réalité qui s'affiche crûment pour lui. Il sait, pour regarder sa femme chaque jour, que les jours sont comptés. Il tente de se préparer; trouver sa place ici est difficile, apprendre à laisser un espace aux soignants pour les toilettes - elles savent comment faire- Il comprend que pour lui aussi c'est mieux, même si ce corps meurtri est un peu le sien. Il ressent le besoin de se distancier, c'est instinctif. Mais pour sa femme, cette nouvelle organisation est difficile à accepter ; elle veut que ce soit lui qui s'occupe d'elle et personne d'autre.
- c'est lourd parfois pour moi, je sais que je ne devrais pas dire ça parce que c'est pour elle que c'est dur, mais depuis quelques temps, ces toilettes, j'ai du mal. Je ne reconnais plus son corps, j'ai mal pour elle, et peur de lui faire mal, j'ai même peur qu'elle tombe maintenant...
Ses yeux s'embuent et il s'excuse - c'est la fatigue.
Nous sommes tous les deux debout dans un couloir, des gens passent devant nous. L'homme baisse la voix à chaque passage mais ne s'arrête pas de parler pour autant, et je n'ose pas l'interrompre pour lui proposer d'aller ailleurs; il a besoin de me dire sa fatigue, sa dépendance vis-à-vis d'elle; cette ambivalence qu'il vit aujourd'hui, à vouloir continuer à faire tout pour elle, comme elle le demande, comme il a fait jusqu'ici, et son épuisement, son besoin de s'éloigner un peu.
- Parce que je ne suis pas prêt. Je sais que ça va arriver- elle est si maigre, elle ne mange presque plus- mais une part de moi refuse de capituler. Et je vois bien qu’elle aussi ; tant qu'elle veut se battre, je dois y croire aussi…Peut être pas y croire... mais au moins faire semblant, pour elle...
La porte de la chambre s'ouvre et une infirmière se dirige vers nous.
-Votre femme vous attend; Elle n'a pas voulu qu'on lui fasse sa toilette, elle préfère que ce soit vous.
L'homme me regarde, me sourit, et d'un pas lent et résigné se dirige vers la chambre.
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