La fin de la faim
Devant la porte d’une chambre, une jeune femme et son père regardent un nouveau-né se tortiller dans sa poussette. Ils sont venus le présenter à son arrière grand-mère hospitalisée ici. La rencontre a dû être émouvante pour tout le monde, et ils sont sombres et silencieux en sortant. Je m’approche d’eux, et maintenant nous sommes trois à regarder ce petit d’homme sans parler. Un minuscule concentrée de vie et d’énergie qui vient rappeler sa mère à la vie naissante.
- il a faim ; je vais descendre lui donner son biberon. Je vous confie mon père.
Le père regarde sa fille s’éloigner et propose d’aller nous asseoir en attendant la fin des soins.
Il me parle de sa mère, arrivée il y a quelques jours, et de la difficulté qu’il a à comprendre les médecins.
Dans la chambre de Madame S. des soignants entrent et sortent en souriant à son fils à chaque passage.
- Elles veulent me rassurer ; elles font ce qu’elles peuvent. Une infirmière tente de lui faire manger une crème dessert, mais elle n’y arrive pas. Ma mère a perdu le reflexe de la déglutition. Vous comprenez, elle est là depuis quatre semaines et à part une perfusion de glucose elle n’a aucun apport extérieur. Elle ne mange plus elle ne sait plus déglutir. Je ne comprends pas comment c'est possible. Pourtant elle avale sa salive. Je lui dis d’essayer de se rappeler comment elle fait pour avaler. Mais elle oublie. Quand j’essaye de lui donner quelque chose, elle garde la bouchée pendant une éternité et n’avale jamais. Alors je lui donne de la gelée royale. C’est bon pour donner des forces et on n’a pas besoin de l’avaler ; il suffit de le poser sous la langue, un peu comme de l’homéopathie. Ça diffuse doucement. C’est tout ce que j’arrive à faire. Mais elle n’est pas malade vous savez. Elle a seulement la maladie d’Alzheimer. »
Ce jeune grand père est désemparé.
- Vous pensez que c’est possible de mourir de faim au vingt-et-unième siècle ?
- elle vous dit qu'elle a faim? Elle a l'air d'avoir faim?
- Non elle me dit qu’elle n’a pas faim ; mais quand on ne mange rien on a faim non ? Elle a perdu la mémoire mais elle parle avec moi ; l’autre jour nous avons parlé de l’Ukraine et elle était très perspicace, elle comprenait tout, analysait bien. C’est juste qu’elle oublie tout. Mais son cerveau fonctionne bien.
Il parle d’un ton convaincant ; et ajoute :
- Je ne comprends pas les médecins ; ils pourraient lui poser une sonde naso-gastrique ; juste le temps qu’elle reprenne des forces. Et peut-être qu’elle retrouverait ses réflexes quand elle irait mieux. Mais il ne sont pas d'accord. Ils me disent que ça lui ferait plus de mal que de bien. Qu’elle est trop âgée.
L’homme laisse passer un silence et me sourit, comme pour s’excuser :
- Elle a quatre vingt seize ans.