... Maman!...
Assise dans son lit, le corps entièrement découvert, cette femme appelle sa mère. Comme une enfant effrayée, les yeux levés, elle appelle, de plus en plus fort.
Je ne suis pas dans mon service habituel et ne connais pas cette malade, mais en entendant ses cris, je rentre dans sa chambre en espérant pouvoir l’apaiser. Je m'assois près d'elle, lui tends la main et lui propose ma présence. Ses yeux me regardent sans paraitre me voir, sa main prend la mienne un instant, puis la repousse violemment ; elle fixe à nouveau le plafond en appelant sa mère. Je sens que ça va être compliqué…
Lui aussi alerté par le bruit, le médecin du service nous rejoint et me remercie d’être entrée et de rester dans la chambre le temps des transmissions. Je comprends que ce n’est pas une option…
Pour m’aider un peu dans cet accompagnement, il tente de recouvrir d'un drap le corps de la malade, et me donne quelques informations sur sa vie, femme de tête à hautes responsabilités, encore en activité il y a quelques années, cadre dirigeant dans une grande entreprise, avec plus de cent cinquante personnes à diriger… L’image mentale se forme dans mon esprit… un peu loin de la personne allongée face à moi. Le médecin retourne auprès des équipes, et je me retrouve seule avec madame C., un peu intimidée par la personne qu’elle a été, et impressionnée par celle qu’elle est aujourd’hui.
Face à son agitation, je cherche comment la rejoindre. Quel chemin prendre pour essayer de la faire revenir parmi nous; je tente les informations données par le médecin et évoque sa vie professionnelle. Madame C. me fixe l'espace de quelques secondes - "Un métier passionnant mais c'était très lourd à gérer" me dit-elle avant de crier "maman !!" l'air angoissé.
Comment peut-elle être à la fois ici et totalement ailleurs ? Me répondre aussi clairement et l’instant d’après s’échapper ? Comment suivre sa confusion, l'aider à se sentir moins perdue ?
Je tends une main qu'elle ne prend pas. L’appel de sa mère est un leit-motiv qui me glace. Je lui demande ce qu'elle attendrait de sa mère si elle était là; peut être a-t-elle seulement besoin de l’entendre lui dire qu’elle l’aime… « évidemment, vous êtes complétement idiote ou quoi ?» me répond-elle, un instant avec moi – femme de tête au fort caractère- avant de repartir et d'appeler sa mère de plus en plus fort- enfant perdue que je ne sais rejoindre.
Je suis démunie, mal à l'aise face à ce corps décharné à nouveau dénudé, face à cette souffrance qui s'exprime dans un cri ;
Les minutes passent et me semblent interminables. Alors entre deux "maman!", je prends sa main qui se tend vers le ciel, et sans vraiment réfléchir, me mets à fredonner des chansons de mon enfance. Au début, les "maman!" de Madame C. couvrent ma voix, et elle ne semble pas m'entendre. Mais alors que je passe à une autre chanson, elle tourne la tête, me regarde fixement et me dit "celle-là je la connais". Elle serre ma main, la fait bouger en rythme, le regard pétillant et le sourire aux lèvres ; puis elle pose sa main et la mienne sur le drap, ferme les yeux, et m'offre quelques instants d'un calme divin au milieu de cette tempête, - de trop courts instants- avant d’appeler à nouveau "maman!... maman!!"...