Au delà du masque
Madame A est ici depuis dix jours, et son arrivée a bousculé le service. Non pas que cette dame soit difficile; elle est douce et reconnaissante à chacun du temps qu’il passe avec elle. Elle n’est pas exigeante non plus, ne se plaint presque jamais et ne sonne que très rarement. La difficulté des soignants est sur les soins dont elle a besoin. Atteinte d’un cancer ORL, sa prise en charge demande beaucoup de délicatesse, et confronte chacun à un visage qui s’abime chaque jour davantage. Il faut rassurer, essayer, s'adapter sans cesse à l'évolution de la maladie, cacher tout en laissant voir, risquer de faire mal, trouver les mots justes... Lorsque je vois les équipes sortir de la chambre, elles sont éprouvées, et leur regard est teinté de fatigue et de compassion.
Aujourd’hui, lors de la réunion de transmission, elles ont exprimé leur difficulté pour faire un pansement qui ne laisse voir que les parties encore reconnaissables du visage - c'est comme si on lui mettait un masque , on ne reconnait plus rien d'elle - Le médecin comprend, et tente d’accompagner.
- Elle est très précaire aujourd’hui, nous allons la laisser tranquille cet après midi et assurer seulement une présence.
En disant cela il se retourne vers moi et me rappelle le numéro de la chambre.
- Mais ne t’inquiète pas on ne voit rien.
En entrant, j’ai quand même une petite appréhension. Peut-être parce que la chambre est plongée dans la pénombre, ou parce que la malade me tourne le dos et que j’ai du mal a dompter mon imagination ; le temps de faire le tour de son lit pour la rencontrer me paraît éternel.
Les deux tiers du visage de Madame A. sont recouverts d’un pansement. Immobile, elle respire faiblement et difficilement. En m’asseyant auprès d’elle, j'ai une pensée pour son fils qui l'accompagne et qui a dû voir le visage de sa mère s'abimer chaque jour un peu plus. Jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière des bandes et des pansements. Depuis deux jours il a avoué au médecin avoir du mal à venir. Depuis qu’elle ne parle plus.
J’éprouve une grande compassion aussi pour elle, et les souffrances qu'elle a endurées ; il me semble que quitter le monde maintenant est ce qui peut lui arriver de mieux .
Assise à ses côtés je cale ma respiration sur la sienne; je cherche des yeux sa main mais les soignants ont remonté ses draps jusque sous le menton. Ne pas pouvoir lui signifier ma présence d'un geste me manque; je réalise combien ce contact, même bref, est important pour moi ; il agit comme une mise en relation.
Je l'accompagne du regard, parfois de quelques mots. Je trouve le seul coin d’oeil encore visible pour me raccrocher à une humanité, et le très léger mouvement de la paupière qu’elle semble faire me rassure. Elle est là, derrière un immense pansement qui agit comme un masque, en chemin pour quitter cette enveloppe corporelle qui l’a trahie. Le temps s'écoule lentement, sa respiration se ralentit, puis s'arrête. Un silence absolu envahit l’espace.
Je sens ma tension retomber d’un coup, remplacée par une émotion qui me prend de court. Je sonne et laisse ma place aux soignants.
En sortant l'une d'elle vient me retrouver :
- ça va toi ?
Je croise ses yeux vifs, sa peau fraiche et sa jeunesse éclatante. Je me raccroche à cette vie qui irradie.