Maltraitance partagée
Réunion de transmission.
L'ambiance est lourde. Une malade arrivée ce matin vient de mourir. Une petite dame venant de l'hopital, arrivée sur un brancard, inconsciente et dont le visage déja figé a inquiété le médecin lors de sa visite d'accueil. Elle a été transférée en ambulance, portée de son lit d'hopital à un brancard, poussée jusqu'à l'ambulance, puis descendue, secouée dans l'ascenseur, transférée du brancard à un nouveau lit, dans une chambre et un lieu qui lui étaient étrangers. A aucun moment elle n'a paru avoir un peu de conscience malgré les parole apaisantes et les gestes des soignants à son arrivée. Le médecin regarde le dossier recu de l'hopital et le présente à l'équipe. Ils sont désemparés devant le décalage entre son contenu et ce que le médecin a constaté.
- Comment cette malade est-elle arivée ici dans un tel état? Pourquoi ne l'ont-il pas gardée et accompagnée quelques heures de plus pour lui éviter tout ces changements. Si elle venait du domicile j'aurais pu comprendre, mais là...venant d'un hôpital, ça n'a aucun sens !
L'équipe se concerte pour savoir qui fera la toilette mortuaire de cette nouvelle arrivée. Et j'entends leur difficulté à prendre soin d'un corps qu'ils n'ont jamais approché auparavant. Avec lequel ils n'ont pas établi de relation, meme minime.
Une infirmière à mes côtés profite d'un coup de fil du médecin qui interrompt la réunion pour me partager son désarroi.
- Tu sais pour nous une toilette mortuaire c'est important. Je sais que ça peut paraitre curieux, mais en principe on aime bien la faire, c'est notre façon de dire au revoir aux malades, de terminer l'histoire avec eux. De les faire beaux une derniere fois, avec ce qu'on sait d'eux, de leur vie, de ce qu'ils aiment, tout ce qu'ils nous ont raconté pendant le temps qu'ils ont passé ici ; quelquefois ce n'est pas grand chose, mais quand on a pris soin de quelqu'un, qu'on a pu appaiser ses souffrances ou ses angoisses notre place est claire, posée. Parfois on a pu préparer la famille, leur demander si ils ont choisi des vêtements qu'ils aimeraient voir porter. Certains malades eux-même nous en parlent. C'est une manière de cheminer ensemble, en douceur. Mais là, avec une personne que je n'ai jamais rencontrée, dont je ne connais ni la voix ni même le corps, c'est vraiment difficile ; et puis la pauvre, je me dis que ses dernières heures se sont passées dans une ambulance, secouée par le trajet, agressée par le bruit avec des ambulanciers qui lui étaient inconnus. Son époux a du vivre ça aussi, il est âgé, fatigué, complétement désemparé, ne comprend pas ce qu'il s'est passé. Il se retrouve tout seul et nous n'avons pas les mots pour l'accompagner ; nous non plus nous ne comprenons pas. Quel sens cela avait de la transférer chez nous?
Le médecin est revenu. la réunion se termine. En sortant j'accompagne les deux soignants vers la chambre et les laisse, aussi déstabilisée qu'eux.
Dans ce lieu où la question du sens est perpétuellement au coeur des engagements de chacun, cette violence faite à la malade maintenant décédée, à sa famille et aux soignants reste posée.