Et voila, c'est demain.
Elle est assise droite sur un banc, les mains posées sur ses genoux. Un visage gracieux de vieille dame, des boucles d'oreilles en forme de perle, du rouge à lèvres. Elle attend en fixant son thé trop fumant pour le boire. Nos regards se croisent et je vois qu’elle m'accueille d’un geste.
Quelques mots de présentation lui sont suffisants pour pouvoir raconter.
- ça fait dix jours que mon mari est ici. Ce matin il a vu le médecin, ils ont longuement parlé d’après ce que j’ai compris, et il m’a dit que c'était pour demain.
Madame J. doit trouver mon regard interrogatif, elle rajoute :
- Il va partir demain. Il a tous les critères. Maladie incurable, souffrance psychologique extrême, pronostic vital à court terme, je crois que c’est comme ça qu’ils disent. Pour la maladie, je ne peux pas discuter, c’est vrai, ça fait trois ans qu’il se bat… pour la souffrance, il n’y a que lui qui peut le dire. Moi je vois que depuis qu’il est ici, il a l’air mieux… Au moins physiquement. Mais c’est facile à dire pour moi, c’est sûr... je suis seulement à côté, pas dans son corps et encore moins dans sa tête. Visiblement les médecins sont d'accord avec lui sur la souffrance. Ils pensent que c'est mieux pour lui si ça s’arrête maintenant. Il ne se supporte plus comme ça, de voir son corps qui ne lui répond plus ; il n’arrive pas à accepter la dégradation, la dépendance, le temps qui n’a pas de sens, voir arriver la mort… il veut partir alors ils ont décidé ensemble avec les médecins et c'est prévu pour demain.
Je la laisse reprendre son souffle et me retiens de lui demander des précisions. Je comprends qu’une sédation profonde et continue jusqu’à ce qu’advienne le décès a été décidée, mais en l’entendant formuler les choses, son vécu est différent, la décision sonne comme une mort provoquée. Je la regarde fixer le sol, essuyer une trace avec sa chaussure, soupirer, et souffler sur son thé. La fumée embue ses lunettes, elle esquisse un geste d’agacement, repose sa tasse. Je sens que chaque parole lui coute mais elle a besoin de parler.
- Avec mon mari, ça fait des mois qu'on parle de ce moment. Je ne peux pas dire que je n’étais pas au courant de ses souhaits. Il avait même parlé d’aller en Suisse, mais c’était une petite discussion comme ça, qui revenait de temps en temps. On en parlait tranquillement c'était loin, toujours plus tard. Il a fini par ne plus parler d’aller à l’étranger, au fond je crois qu’il n’en a jamais eu envie. Je ne sais pas pourquoi, trop compliqué, trop tôt, peut-être trop tard maintenant. On vivait les jours qui venaient les uns après les autres, finalement pas si mal que ça. A nos âges de toutes façons on ne prévoit pas de faire des voyages au bout du monde ni des fêtes jusqu’à l’aube. Tout ça on l'a déjà fait largement. Alors la vie n’était pas si différente. Une petite vie de petits vieux, ralentie, avec toujours la maladie, plus ou moins présente mais supportable… il a pu rester à la maison jusqu’à maintenant, il a évité les traitements violents et les effets secondaires, grâce à son grand âge ! Enfin c’est toujours pareil, je dis ça mais c’est lui qui le vit … et il n’en peut plus je suis obligée de le reconnaître. Il se met même en colère, lui qui était l’homme le plus doux de la terre. Il dit que c’est maintenant qu’il veut que ça s’arrête. Il a demandé une sédation – quel mot affreux- je savais qu’il l’avait en tête, qu’il la demanderait un jour, mais vous savez, quand on y est... c'est autre chose. Je n'arrive pas à me dire que ce jour c’est demain.
Elle parle comme si on allait faire une injection létale à son mari.
- Je n'arrive pas à accepter ; je le laisse faire, c'est son choix, mais ça fait soixante ans qu'on est marié. Autant vous dire toute une vie. C'est terrible cette échéance qui est décidée comme ça. Pourquoi demain, et pas après-demain ou aujourd'hui ?
Elle me demande la date du jour. Ma réponse ne semble pas lui évoquer quoique ce soit.
- Si encore c’était une date pour nous… mais demain ce n’est rien. Un jour comme un autre. C'est son choix et je dois l'accepter mais au fond de moi j'aimerais que rien ne soit décidé. Que le temps ne nous appartienne pas. Parce que c'est ça la vie. Le temps ne nous appartient jamais n'est-ce pas.
J'acquiesce. Ici plus qu'ailleurs le temps nous échappe, un allier ou un ennemi contre lequel on ne peut combattre. Je tente une maladroite ouverture sur le délai entre la mise en place de la sédation et le décès, un temps possible…. mais elle ne m’entend pas. Elle le sait déjà et ce n’est pas son sujet, je n’aurais pas dû.
- Et pourtant du temps, on en a eu ensemble ! et du bon !
Pour la première fois depuis le début de notre échange madame J. me regarde et son regard s’anime.
En quelques mots, nous voilà parties toutes les deux sur le chemin de leur histoire, de pays en pays, d'enfants en enfants, dans un rythme léger et ponctué d'anecdotes drôles, musicales, professionnelles. La vie. J'en oublie presque le début de notre échange, la souffrance de cette femme tant son histoire de vie est heureuse et riche. Elle boit quelques gouttes de son thé qu'elle tient précieusement entre ses mains.
- Et voilà. Tout ça c’est fini demain.
Elle se lève, pose délicatement sa tasse encore pleine, et se dirige vers la chambre de son mari sans nous laisser le temps d'un au-revoir.