Sidération
Aujourd’hui jour férié, il y a beaucoup de familles dans le service. C’est agréable de savoir les malades entourés et accompagnés des leurs.
Madame B., femme d’un certain âge sort de la chambre de son mari et s’installe sur le banc près de moi.
- Les infirmières s’occupent de mon mari … il est très mal aujourd’hui. Je suis là depuis ce matin et nous n’avons pas pu parler. Je pense que nous approchons de la fin. »
Je lis dans son regard une triste résignation.
Nous nous dirigeons vers le coin famille pour partager un café. Autour de la table, sa parole est plus fluide ; elle s’anime en me parlant de leur complicité, de leur entente depuis plus de cinquante six ans, de leurs fous-rires, et elle rit elle-même en se remémorant ces moments. « J’ai eu beaucoup de chance de l'avoir rencontré »
Une jeune femme nous rejoint. Elle est là depuis plusieurs jours pour accompagner sa sœur ainée. Ces deux femmes – compagnes d’infortune- se sont déjà croisées plusieurs fois, petits échanges de couloir, d’une famille à l’autre, rencontres fortuites à la machine à café ou dans le jardin, quand le moment est venu de quitter la chambre ou que le besoin d’aération est trop intense pour y rester …
Elles se sourient et la jeune femme nous demande si elle peut se joindre à nous. Le cercle s’élargie, le café circule, les nouvelles aussi.
- Comment est votre mari ?
- très mal aujourd’hui, nous n’avons pas pu parler du tout ; et vous ? Votre sœur ? »
La jeune femme lève sur nous un regard perdu.
- Je ne comprends pas, elle ne marche plus. Quand elle est arrivée ici, elle marchait encore, et là, elle n’a pas pu faire un pas avec la kiné ; ça m’inquiète. »
En quelques mots, elle nous livre toutes ses peurs, ses incompréhensions, les réponses « évasives » des médecins, qui selon elle ne stimulent pas assez sa sœur, ne l’obligent pas à se lever et la laissent dans son lit toute la journée à dormir…
Je reconnais dans ses mots la situation difficile évoquée par les soignants en réunion de transmission; une famille désemparée et en plein déni, une jeune femme agressive avec les équipes face à la dégradation de sa sœur, son sentiment d’abandon…
Madame B. l’écoute avec attention et lui sourit ; elle me semble attendrie par cette jeune femme si angoissée ; elle lui prend la main ;
« Mais vous savez bien quand même que dans cette maison on vient pour y mourir ; votre sœur va mourir »
Une bombe vient d’éclater sur notre table…
La jeune femme regarde son café intensément, puis nous regarde, sidérée par les paroles entendues. Il me semble voir dans son regard comme un voile qui se déchire, la vérité qui lui apparaît là, d’un coup, dans toute l’horreur de sa nudité. C’est comme si elle comprenait enfin le chemin parcouru jusqu’ici, les changements d’hôpitaux, la perte d’autonomie progressive de sa soeur, sa fatigue, les paroles des soignants…
Face à elle je me sens toute aussi pétrifiée par la violence de l’annonce, totalement démunie. Aucune parole ne me paraît pouvoir atténuer le choc. Seule Madame B. ne semble pas perturbée par ses paroles, elle dont le mari est dans la même situation et pour qui cette mort imminente est déjà une réalité apprivoisée.
Un silence s’installe, lourd, mais nécessaire.
La jeune femme reprend peu à peu ses esprits. Ses yeux s’embrument ;
« Elle est quand même trop jeune pour mourir »