Mots croisés - mots partagés
Cet homme est un passionné de mots ; pas ceux que l’on prononce, non, ceux-là il les garde au fond de lui ; c’est un passionné de mots croisés. Du matin au soir, il remplit des grilles de mots croisés ou fléchés, sortis du parisien ou d’autres journaux que les bénévoles sont allés lui acheter, ou que de rares amis lui ont apportés. Personnellement je ne fais jamais de mots croisés.
Lorsque je le rencontre la première fois, il m’accueille d’un air bourru et me montre une chaise.
- Assieds-toi on va faire des mots croisés.
Le ton est donné. Nous serons dans le registre du jeu. Il me tutoie pendant toute notre première rencontre. Je reste sur un vouvoiement, et cherche sans trouver les mots qui rentrent dans les cases… il est nettement plus doué que moi et m’apprend beaucoup de choses. Malgré sa maladie, sa paralysie, son œil est vif, son sourire malicieux, il ne parle de rien, ne montre ni lassitude ni souffrance, il a presque l’air d’un résident en vacances. Il me montre sa bouteille de rouge couchée dans le tiroir de sa table de nuit et de sa voix teintée de vécu et d’alcool…me lance:
- Tu bois un coup avec moi ?
Il a envie ; envie de boire, de trinquer, de partager ; il a envie de vivre ;
Je ne boirai pas avec lui ; c’est l’heure du diner ; l’infirmière arrive avec son plateau, il arrête sa main qui se dirigeait vers la bouteille, marmonne quelque chose que je ne comprends pas, et me tend ses journaux pour pouvoir libérer sa table.
- Allez, travaille…
Il regarde son plateau, soulève les couvercles, cherche le menu. Il râle un peu, rajoute du poivre et commence sa soupe. Le journal à la main, j’ai l’impression qu’il m’a oubliée. Il est dans un autre temps, celui du diner; il ouvre son tiroir, prend sa bouteille l'oeil brillant:
- T’as tort c’est bon pour le moral ;
- Pas le moral ?
Il ne répond pas. Se sert lentement de vin ; et le boit à toutes petites gorgées.
Ce sera ma première rencontre avec lui.
Celles qui suivent ressemblent à la première. Il me tutoie, je le vouvoie, il me propose du vin que je refuse, et nous faisons des mots croisés. Nous ne parlons jamais de lui. Jamais de sa maladie. Il se moque gentiment de ma nullité, me donne des explications sur les définitions, la façon de les interpréter ; Parfois il lâche un mot sur les soignants, le médecin, il me raconte quelques accrochages, ses écarts de langage fréquents. Toujours avec un certain détachement et beaucoup d’humour. Parfois un mot amène des commentaires ; petit à petit, il effleure un peu sa vie, par toutes petites touches, évoque son travail, prononce quelques prénoms. Une famille nombreuse, un travail pénible, quelques « potes de bistrot », quelques vins de soif… Très fugacement il laisse entrevoir un passé ; voire des passés ; mais ne s’attarde jamais. Dès qu’il se dévoile, il reprend son journal et se raccroche à la définition suivante. Toutes nos rencontres se ressemblent ; La seule différence, c’est l’avancement de sa grille de mots croisés. Rencontre après rencontre, je commence à trouver quelques définitions, il les cherche plus longtemps.
Quelques semaines plus tard, je passe à nouveau devant la porte de se chambre, toujours ouverte.
- Salut, toi, ça fait trois semaines que tu n’es pas venue ! Allez entre !
Je suis surprise, tant par sa mémoire que par sa familiarité.
- Prend une chaise on va faire des mots croisés.
Et comme chaque fois je m’assois près de lui. Mais cette fois je passe au tutoiement; spontanément, sans réfléchir. C’est le « tu » qui est sorti. Tant pis, je ne corrige pas. C’est fait. Il le remarque et sourit.
Il me lit quelques définitions, et au bout de quelques minutes, faces à ses difficultés pour trouver, il me dit :
- je ne sais pas.
Et il ajoute :
- La seule chose que je sais c’est que je vais crever.
Je laisse s’installer le silence sans le relancer. Peut être a-t-il besoin de parler… mais non … il me lit une nouvelle définition. Et trouve la réponse : M-é-m-o-i-r-e.
Mais je sens bien que quelque chose a changé. Il repose son journal, appuie la tête sur son oreiller et ferme les yeux.
- tu sais ce que c’est mon plus vieux souvenir ? C’est quand je suis allé voir le tour de France avec mon père. On est parti tous les deux à travers champs; j’avais trois ans. C’était la première fois qu’il m’emmenait seul.
Et nous partons tous les deux rejoindre cette route de campagne avec son père et ses amis, avec l’herbe qui pique les mollets et les pas qui sont trop grand, avec le monde entassé le long de la route et les enfants qui lancent des bâtons sur la route – « z’étaient con » - et la petite vieille qui se dépêche de les enlever ; Avec cette attente interminable sous le soleil d’été ; avec le petit verre qu’on va partager après à la grange avec les amis, -« même le p’tiot qu’avait trois ans il y a goûté »- ...
Je l‘écoute me raconter et j’ai presque l’impression de sentir l’odeur de la terre chaude.
Il enchaine : mon deuxième souvenir c’est la naissance de ma sœur ; j’avais quatre ans. De cette naissance il ne me dit rien ; il se tait. Il sourit. Il me sourit.
Fin de la séquence ; le temps des confidences est terminé, il se replonge dans la grille de mots croisés. Dommage, j’aurais bien voyagé plus longtemps.
Le diner arrive. Il ne me propose pas de vin. Je crois que j’aurais accepté.
Lorsque je le quitte, sa poignée de main est plus lente... ou peut être est-ce moi qui ai envie de tenir sa main plus longtemps. Comment savoir ?
La semaine suivante il n’était plus là.