Ne pas déranger
Les jours fériés c’est toujours particulier.
Beaucoup de famille et peu de bénévoles. Je ne suis pas dans mon service, ni au même étage que d’habitude. Pas de repère, pas de visage de soignants connus. J’ai besoin d’un peu de temps pour apprivoiser l’espace avant d’entrer dans une chambre. Assise sur un banc je regarde le va-et-vient de l'étage, en attendant de me sentir prête. Prête à la rencontre, à l'écoute, prête à me risquer.
Les transmissions m’ont donné quelques indications, notamment sur une femme en toute fin de vie - ici ils disent "précaire"- accompagnée de ses deux filles. L’agonie de cette femme est longue, et ses filles sont dans une souffrance extrême. Beaucoup de mal à rester dans la chambre, et la culpabilité d’en sortir. Elles sont là, en voulant être ailleurs. Exercice douloureux qu’elles expriment assez simplement aux soignants.
Je remarque que les deux sœurs sont sorties de la chambre. Après quelques minutes, je vais tenir compagnie à leur mère. Faire une présence silencieuse me va bien aujourd'hui. Je me présente, pose ma main sur son bras, puis m’assois. Je n’ai jamais rencontré cette femme, je ne sais pas qui elle est, comment elle vit, ni quel type de contact elle aimait établir. Dans le doute, je retire ma main, et en silence, j’accompagne sa respiration saccadée. Elle est si maigre que je peux voir les battements de son cœur le long de son cou. Ce cœur bat de façon irrégulière… Tellement irrégulière que je sens qu’elle va mourir. Sa respiration est si faible qu'elle ne soulève même pas le léger drap posé sur elle. Ses deux mains sont posées, croisées sur le drap, comme si elle était déjà préparée pour son départ.
Je ne bouge pas; j'ai presque peur qu'un de mes mouvements ne trouble ce chemin. Elle est en route et je la laisse partir. Comme une flamme qui s'éteint doucement. Un souffle qui s'arrête sans un bruit. Les veines de son cou ne bougent plus.
Je regarde l'heure; je suis restée dix minutes. Peut-être le temps dont elle avait besoin pour lâcher prise.