Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Accompagner écouter soulager… et vivre!
Accompagner écouter soulager… et vivre!
  • Bénévole d'accompagnement en soins palliatifs, je vous propose de partager quelques moments passés à la rencontre de l'autre, auprès des plus vulnérables. A la frontière de la mort mais pleinement dans la vie.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Archives
Visiteurs
Depuis la création 78 201
Derniers commentaires
Newsletter
254 abonnés
23 mai 2015

Fausse route

Cette grande dame est là depuis un mois. «Grande dame», parce qu’elle fait partie de ces femmes qui restent un peu à part,  quelque soit leur apparence. Même au fond d’un lit, en casaque froissée, pas coiffées ni maquillées, un tuyau d’oxygène dans le nez, elles gardent un port de tête, un regard, une façon d’être qui vous met à distance.
De visite en visite nous avons noué un début de relation, courtoise et pudique, dans laquelle madame T. est venue confier quelques bribes de sa vie.

Face à son lit, une photo en noir et blanc, d’un autre temps. Ses trois fils posant, le cheveu gominé, le sourire sage,… l’un d’eux les doigts dans le nez. « Il a toujours été le plus drôle celui là… » Et un sourire de tendresse s’installe sur son visage.
- Je n'ai pas déjeuné tout à l'heure, mais maintenant j'ai faim!  j’aimerais un flan au caramel.
Je pars demander aux soignants qui me mettent en garde:
- Vérifie avec de l’eau d’abord ; si elle tousse il faudrait mieux éviter. Elle fait des fausses routes depuis quelques jours.
Je reviens avec mon flan, peu tranquille à l’idée de le lui proposer.
Maladroitement, je valide à nouveau sa demande, en la contrariant:
- Est-ce que j'ai une tête à ne pas savoir ce que je veux ?
Je lui rapporte quand même la réserve des soignants  et lui propose d’abord de l’eau pétillante
-  prenez-la dans le frigidaire, elle sera plus fraiche .
Madame T. sait ce qu’il en est…
Après une longue installation pour qu’elle soit la plus droite possible, je lui tends son verre. Elle le porte à ses lèvres en me regardant du coin de l’œil... et tousse.
- Allons bon ! Je recommence!
Et elle reprend une grande gorgée qui m’inquiète.
- Ça passe ! Me dit-elle triomphante.
Malgré mes réserves, et celles des soignants dont je lui ai fait part, rien ne l’arrête; Elle ouvre son flan d’un air déterminé et gourmand, et me lance un regard presque provocateur.
- vous avez l’air d’avoir peur !
Je ne peux qu’être transparente et lui confier mon inquiétude à la voir faire une fausse route.
- vous allez voir on va y arriver.
Le monde à l'envers... c'est elle qui m'encourage... 

Je la regarde prendre méticuleusement une cuiller et la porter à sa bouche. Avaler semble vraiment difficile, mais elle est prudente. Elle sourit en me voyant inconsciemment déglutir, et s’amuse de ma crainte. Pourtant par deux fois, elle s’arrête et me regarde l’air inquiet, prend de l’eau pétillante, ferme les yeux. Je cherche la sonnette du coin de l’œil, prête à appuyer...mais elle y arrive. Tout doucement. Une bouchée de flan, une gorgée d’eau gazeuse. Je sens ma respiration se bloquer malgré moi à chaque bouchée…
Elle pose enfin sa cuiller sur la table et s’essuie la bouche d’un air satisfait.
- ça fait du bien ; je crois que vous pouvez vous rassoir.
Dans mon inquiétude, j’étais restée debout tout près de son lit, sans même en avoir conscience.
Madame T. repose sa tête sur l’oreiller. Elle me regarde en souriant. C’est le temps des confidences.
Elle me parle de sa vie, qu’elle relit avec une certaine sérénité et beaucoup de douceur dans la voix. La joie des enfants, des petits enfants, son fils aux USA, ceux qui viennent la voir, ses peintures…
- En fait tout était facile comparé à mon divorce. Mon mari m’a laissé avec les trois tout petits, pour partir avec sa secrétaire. Comme ils font tous… coup classique… Il est parti du jour au lendemain, sans que je ne me rende compte de rien. ça m'est tombé dessus comme une bombe. C’est ça qui m’a détruite. Complètement. Rester seule, sans lui ; j’ai cru que je ne le supporterais pas, que j’allais mourir... Tout le reste à côté, c’était rien… »
Elle ferme les yeux, et s’évade. En silence je la laisse partir.
On frappe à la porte ; madame T. tourne la tête et me sourit:
- justement le voilà !
Un homme très élégant entre.
- Je vous présente mon ex-mari.

Commentaires
K
Quelle belle description de cette tension et du relâchement qui a suivi ! <br /> <br /> Une belle leçon d'accompagnement au plus près des désirs de cette grande dame.<br /> <br /> Merci !
Répondre
K
Magnifiques! Ce moment, vous, elle... merci encore et toujours.
Répondre
S
Magnifique! J ai vibré avec toi tout au long de cet accompagnement. et quelle fin! Merci pr cette belle histoire!
Répondre