Heureusement que j'aime rire!
- Je crois que madame L. a besoin d’un peu de présence; elle vient de partir au fumoir en pleurant, me dit une infirmière.
En entrant dans le fumoir, je trouve Madame L. devant la fenêtre grande ouverte, ses cheveux encore courts balayés par le vent, une chemise de nuit légère, une cigarette à la bouche, l'air nullement dérangée par le froid polaire qui s’engouffre. Elle m'accueille d’un sourire, et commence à parler, comme si nous nous connaissions déjà. Elle est franche et directe.
- J'aime bien prendre une cigarette quand j'ai mal ou envie de pleurer.
- Et là?
- Là … j'avais mal. J'attends toujours trop quand j'ai mal. Comme si ça allait passer ; comme avant. Mais c'est idiot, parce que c'est sûr que ça ne passe pas… et en plus ils m'ont mis tout ce qu'il faut. Regardez, j'ai juste à pousser ce bouton et ça diffuse une dose. Ils appellent ça un bolus, moi je croyais que c'était un bonus... Et le pire c'est que ça marche ! Mais je ne sais pas pourquoi, j'ai tellement eu l'habitude d'attendre que ça passe que du coup... J'attends trop.
Madame L. regarde sa cigarette – déjà finie- et respire profondément. Elle a besoin de me parler de sa famille, de ses enfants et leur façon personnelle de réagir à la situation. Les mots se posent doucement, nous parcourons ensemble le chemin à l’envers. Jusqu’à leur naissance, jusqu’à son mariage.
Tout en parlant, elle range son briquet et sa cigarette et se lève pour regagner sa chambre, appuyée à son pied à perfusion. Elle alterne phrases profondes et humour noir, quête de sens, relecture et jeux de mots. Elle est charmante. Sous sa coupe à la garçonne et derrière ses lunettes, j'ai du mal à lui donner un âge, mais je la sens proche de moi. Nous croisons une mère qui pousse son fils -presque adolescent- en fauteuil roulant. Elle se tourne vers moi :
- Quelle tristesse, il est encore plus jeune que mon fils ! On ne devrait jamais avoir à se préparer à la mort de ses enfants.
Cette rencontre la rend songeuse et nous nous installons dans sa chambre en silence.
- Ça m'a fait du bien cette petite cigarette.
Elle range consciencieusement ses cigarettes dans sa table de nuit et pousse son sac pour dégager la chaise. Installée sur son lit elle reprend la conversation.
- Asseyez-vous. Vous pouvez rester encore un peu ?
Je me sens si bien avec elle que je pourrais rester toute la journée !
- J'ai quand même eu un coup quand j’ai su que je venais ici. Je connais l'issue, je n’arrive pas à accepter.
Elle fond en larmes, et cherche précipitamment un mouchoir.
- Il ne faut pas que mon fils me voie. C'est dur aussi de devoir être forte pour eux.
Je trouve son paquet de mouchoirs, et lui propose de faire diversion si son fils arrive pour lui permettre de pleurer autant qu'elle le veut.
Il ne lui faudra que quelques minutes;
- Heureusement que j'aime rire. Mes amies me demandent tout le temps comment je fais pour être si joyeuse avec cette maladie... mais il faut bien que je les fasse rire, sinon elles ne viendront plus me voir. Elles protestent... Mais je sais que c'est vrai. Elles finiraient par se lasser. Il faut être très résistant pour rester à côté d'une amie qui pleure. C’est usant à la longue ! Et je ne veux pas me retrouver seule, surtout pas. Alors je blague, tout le temps !
Elle me regarde en riant et se mouche bruyamment.
- Comment je suis? ça se voit?
Je la rassure, elle est parfaite. Derrière la porte j'aperçois un profil qui attend.
- Je pense que votre fils vient d'arriver et n'ose pas entrer;
Je me lève et lui fais signe. Un jeune homme tonique à la voix claire entre en souriant. Madame L. le regarde et lui tend les bras, l’air joyeux. Ses larmes sont loin maintenant. C'est pour eux le temps de l'amour et de la douceur; pour moi celui du départ.