Nous n'avons pas fini
Vu de droite, cet homme est magnifique. Un profil grec, des cheveux blanc coiffés en arrière, un sourire accueillant qui me laissent imaginer une rencontre sereine. Lorsque je fais le tour du lit pour venir lui serrer la main, je suis face à un visage abimé, une tumeur qui lui déforme le bas du visage. Je suis surprise et espère au fond de moi que rien ne s’est lu sur mon visage. Je me raccroche à son regard chaleureux et sa poignée de main franche.
- Asseyez-vous !
Monsieur T. est ravi d'avoir de la visite. Ses journées sont longues, il dort très peu et chaque entrée dans sa chambre est source de réjouissance. Il me dit faire de chaque journée une succession de petits instants agréables, sympathiques, qui mis à la suite les uns des autres, lui construisent une journée « somme toute vivable ».
Il aime parler, mais chaque mot prononcé lui assèche la bouche. Toutes les trois minutes il tend la main vers son brumisateur et se vaporise un peu d'eau au fond de la bouche.
- Mais pas trop, me dit il, il faut résister à la tentation, parce que à cause de ma tumeur, je n’arrive pas à avaler et je fais des fausses routes. Et ça, c’est désagréable pour moi, si vous saviez… et je sais que pour vous aussi.
Il a raison, je suis toujours inquiète face à un malade qui a des difficultés pour boire. Je le remercie de cette attention mais l'assure qu'en cas de fausse route j'irai chercher les soignants dont le poste est en face de sa chambre.
- C’est drôle, une fausse route, et je meurs! Et vous me proposez d'allez chercher les soignants alors que je suis là pour ça !
- Pour ?
- Pour mourir ! Pourquoi croyez vous que je suis ici ? En palliatif.
Il prononce ce mot en articulant chaque syllabe : pal lia tif. Il attend probablement une réaction de ma part mais je ne trouve rien de plus à ajouter. Alors il continue :
- Je vais mourir.
A voir son regard direct, je devine qu'il a besoin que je valide.
Je lui demande si il se sent prêt. Il me sourit, hésite un peu:
- Oui je crois… enfin j'essaye. J’ai la grande chance d’être croyant alors ça m'aide beaucoup à imaginer l’après. Et puis vous savez, je n'ai pas d'enfant, je suis seul, je ne vais pas avoir du mal à me séparer. Parce que c’est ça le plus difficile non ? Se séparer de ceux qu’on aime. Moi c'est déjà fait. Il me reste un vieux copain en maison de retraite qui n'a plus toute sa tête... je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de lui dire.
- Que vous êtes ici?
- Non que je suis mort. Enfin ils feront ce qu'ils voudront, moi ça me sera égal !
Il repose sa tête sur son oreiller et ferme les yeux.
Assise à ses côtés, j’ai oublié son visage abimé, pour ne plus voir que ce qu’il me donne : de la sérénité, de la douceur, de la paix.
Il ouvre à nouveau les yeux et me fixe. La paix s’est envolée. Il a besoin de parler de quelqu’un mais l’émotion qui l’étreint bloque sa voix dans un sanglot.
- Je ne peux pas en parler ; dès que j’essaye....
Je vois bien qu'il n'a qu'une envie, en parler. Je lui laisse du temps, l’assure que j'ai tout le mien s'il veut parler. Il se vaporise un peu d’eau et respire profondément;
- C'était …si vous saviez…
Puis s'arrête à nouveau. Alors qu'il reprend son élan, la porte s'ouvre et un jeune d'une vingtaine d'années entre. Il doit sentir que quelque chose de l'ordre de la confidence se joue, il hésite, reste sur place, puis demande :
- Je dérange ?
- Non entre, je te présente madame, elle est bénévole.
Un peu frustrée je laisse ma place .
- Vous reviendrez, madame, nous n'avons pas fini.