Vous ne servez à rien!
Madame J. a vécu toute sa vie au grand air. A la ferme, enfant, dans un village à la campagne ensuite. Plus tard, l'espace s'est rétréci et elle a aménagé dans un petit pavillon de banlieue, avec assez de fleurs pour occuper sa retraite.
Lorsque la maladie s'est installée, elle l'a privée de son jardinage, et son horizon est devenu le mur en face de son lit.
En arrivant ici, elle a demandé à tourner son lit face à la fenêtre, pour pouvoir regarder les arbres. Mais leur pouvoir apaisant ne semble pas faire effet. Madame J. est agitée, sonne régulièrement et les soignants débordés ne peuvent lui répondre.
A leur demande, j'entre dans sa chambre pour l’aider à patienter avant leur passage. Je ne vois que le dossier de son lit et une épaule squelettique qui en dépasse. C’est le matin, madame J. se réveille , son corps est tordu, mal installé, son oreiller presque tombé, ses draps roulés en boule au fond du lit, sa casaque tourbillonnée autour d'elle... Elle paraît désarticulée. En avançant vers elle, je sens mon corps marquer un temps d’hésitation malgré moi. Sa maigreur m’impressionne.
Ses yeux me regardent approcher puis fixent les arbres. Elle répond faiblement à mon bonjour:
- j'ai soif.
Je regarde près de son lit mais n’y trouve ni verre ni bouteille.
Les soignants que je vais questionner me confirment que madame J. ne peut plus boire sans faire de fausse route.
- Dis-lui qu'on va venir; on lui fera des soins de bouche elle aime ça. Mais pour le moment nous avons une arrivée et il faut finir de l'installer.
Je reviens sans eau, avec une demande de patience qui ne satisfait pas ma malade. Elle me regarde l'air furieux.
- Vous pouvez au moins m'installer un peu mieux.
Je regarde à nouveau ce corps inquiétant de maigreur ; je n’ose pas la déplacer de peur de la blesser.
A nouveau je lui réponds par la négative, installe un peu mieux son oreiller, et lui propose de rester près d'elle en attendant les soins;
- Pour quoi faire puisque vous ne servez à rien !
Elle a raison. J’ai la même conclusion et une soudaine envie de quitter la chambre... Mais je remarque que sa voix est plus ferme et ses yeux bien ouverts. Ces deux contrariétés lui ont donné un peu d'énergie. Elle me toise d'un regard noir qui m’incite à lui proposer de la laisser seule.
- Allumez-moi au moins la télé.
Enfin une demande à laquelle je peux répondre. La position de son lit face à la fenêtre l'empêche de regarder mais cela ne paraît pas un problème ; elle ne veut que le son. Sur l'écran, un animateur vante les mérites d'un service de trois casseroles qui n'attacheront jamais à un prix exceptionnel; puis mets en vente un lot de sous vêtements sexy portés par des femmes sculpturales; la publicité propose des monte-escaliers électriques tout confort, des ouvre-bocaux sans efforts, des assurances obsèques pour décharger les proches de tout soucis...
Madame J. râle:
- C’est n'importe quoi tout ça. J'ai soif. Donnez-moi à boire.
Je lui redis les paroles des soignants qui lui font hausser les épaules. J'aimerais qu'elle me dise de partir ; je me sens mal à l'aise, inutile et sans la demande des soignants, j’aurais quitté la chambre. Mais elle ne dit rien et me fixe. Le silence est pesant.
D'une main faible, elle me montre son tiroir en me faisant signe de l'ouvrir. A l'intérieur est couché un brumisateur... Je vais enfin pouvoir lui être utile. Je vaporise un peu ssn visage et les lèvres ; elle ouvre la bouche pour essayer de boire quelques gouttes. Puis ferme les yeux.
- Vous voyez quand vous voulez!
Elle ferme les yeux, ne sourit toujours pas mais son visage est plus apaisé.
Assise à coté d'elle, je regarde son corps se détendre. Je tente d'en faire autant. Au-dessus de nos têtes, la télé nous propose toujours des objets pour troisième âge qu'elle n'achètera jamais.
Quand les soignants arrivent, je me sens enfin à ma place, et madame J. dort à poings fermés.