Quand on arrive ici... on sait bien pourquoi
Il est arrivé ce matin, sans sa femme. Epuisé, il ne cesse de dormir et confie son extrême fatigue aux équipes soignantes. Derrière ces mots, ils entendent son inquiétude, et réfléchissent à sa prise en charge pendant la réunion de transmission. Besoin de présence, ou d'anxiolytique ? Ils me suggèrent de le rencontrer.
- Je pense que ça le rassurera de savoir qu'il y a du monde qui passe.
Je vais à la rencontre de cet homme si fatigué, au regard profond, mais perdu. Les draps remontés jusqu'au menton, tout son corps disparait sous deux couvertures et une robe de chambre étallée sur le lit. Ma proposition de fleurs est accueillie d’un sourire – ça réchauffera la chambre- me dit-il l’air frigorifié.
Je pars chercher un bouquet et reviens dans la chambre.
La femme de monsieur F. vient d'arrivée, et installée sur un fauteuil dos à la fenêtre, elle regarde son mari avec inquiétude. Il a les yeux ouverts mais semble trop fatigué pour dire autre chose qu'un merci à mon retour. Mon bouquet de fleurs à la main, je les écoute me raconter cette arrivée dans ce lieu si particulier. Ou plutôt j'écoute madame.
- il était à la maison. Ca fait longtemps qu'il est malade.
Elle marque un temps d’arrêt et ajoute :
- Quand on arrive ici on sait bien ce que ça veut dire.
Son mari la regarde sans rien dire.
Elle enchaine :
- Nous avons beaucoup d'amis que nous sommes venus voir ici.
Elle me les nomme - une litanie de noms qui me semble bien longue – peut-être les connaissez-vous ?
Je ne réponds pas, ce n’est pas vraiment une question.
- Mais maintenant bien sur ils ne sont plus là...
Elle aimerait savoir dans quelle chambre ils étaient... mais ne se souvient plus...
- Et toi, tu te souviens?
Toujours silencieux, son mari la regarde. Froidement. Quelque chose se joue entre eux, qui me donne envie de disparaitre. Elle le fixe et attend une réponse.
Le silence s'installe.
- Je suis malade moi aussi. Pas au même stade évidemment, mais je suis en traitement. Et je marche mal. D’ailleurs, vous pouvez m’accompagner à l’accueil?
Nous quittons la chambre pour nous diriger vers le bureau des admissions, et je vois les difficultés de Madame F. Sa canne à la main, chaque pas semble être une torture; son souffle est court, et au bout de vingt mètres, je lui propose une halte sur le banc. Halte qui lui permet de dire - loin de son mari - que c'est la fin.
- J’aurais voulu pouvoir le garder à la maison vous savez. Je vois bien qu’il est fâché contre moi. Mais qu’est-ce-que je pouvais faire d’autre ?
Et elle s'autorise à pleurer.