Nous avons été ce que vous êtes...
C'est un tout petit bonhomme appuyé sur ses cannes qui glisse plus qu'il ne marche dans les couloirs de l'unité. Je cale mon pas sur le sien et nous commençons une petite ronde.
- J'ai toujours aimé les cimetières. lorsque j'étais petit, ma grand-mère m'emmenait avec elle pour fleurir les tombes. Nous partions tous les deux et je l'aidais à porter les pots de fleur, et remplir l'arrosoir. J'adorais ces moments; les cimetières je n'ai jamais trouvé ça triste. C'est calme, il y des arbres, de la verdure, des belles fleurs. Ma grand-mère s'occupait aussi des tombes autour de celle de mon grand-père. Elle coupait les fleurs fanées et je venais les chercher avec une brouette à trois roues... je l'ai renversée des centaines de fois! Quand elle était pleine, je la vidais tout au fond du cimetière, comme tout le monde. et après j'allais remplir l'arrosoir ... là aussi j'en renversais beaucoup à côté. Et puis je voyais ma grand-mère s'assoir et je l'entendais parler à son mari. Je n'entendais pas ce qu'elle disait, je n'osais pas m'approcher. Je la laissais seule, je comprenais qu'elle disait des secrets à son mari. Pendant ces moments, j'allais lire les noms écrits et les dates. J'essayais de calculer les âges. Dans notre cimetiere il y avait un grand fronton en pierre à l'entré. Je n'oublierai jamais ce qu'il y avait écrit dessus :
"nous avons été ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes"
Cette phrase, ma grand-mère m'a demandé de la lire à haute voix et de m'en souvenir toute ma vie. Je n'ai pas compris ce que ça voulait dire sur le moment, mais je ne l'ai jamais oubliée. Depuis j'ai trop bien compris. Vous me voyez aujourd'hui, avec mes cannes, en train de faire difficilement le tour du service pour ne pas oublier comment on marche, et ne pas perdre tous mes muscles. Mais il y a encore quelques mois je parcourais la ville en long et en large. Et quand j'étais fatigué, je m'asseyais à la terrasse d'un café et je regardait tout et tout le monde. Je parlais avec les gens à côté de moi, comme avec vous. C'était ça ma vie; Me promener et rencontrer des inconnus.
L'homme pose ses cannes et s'assoit sur un banc. Je le rejoins avec un café. Il n'y a ni terrasse, ni gens qui passent mais nous parlons un peu.
Il est inquiet:
- Je suis bien ici mais je sais que je vais devoir partir bientôt. IIs cherchent une strucure pour m'accueillir. Je vois bien que je ne suis pas assez malade pour rester ici.
La kiné s'approche :
- Monsieur N. je vous cherchais, nous avons une séance tous les deux.
Il se lève lentement et reprend ses cannes.
- Je vous laisse, il faut que je fasse mes exercices.
Je les regarde s'éloigner lentement et garde sa maxime en mémoire ; nous avons été ce que vous êtes...