Fragments d'histoire
Madame S. marche dans le couloir avec sa soeur en attendant que le sol de la chambre soit sec. L'agent de service vient de faire le ménage et la rassure :
- il y en a pour cinq minutes, pas plus.
Mais madame S. n'est pas pressée; elle est là depuis ce matin et le temps passe lentement auprès de son mari en toute fin de vie; elle a besoin de parler d’autre chose, de s’évader un peu; alors elle m'emmène avec elle dans son enfance, dans son pays.
- Je vivais en Indochine; ça s’appelait comme ça à l'époque. Mon père était français, militaire il est mort à la guerre. Je me souviens encore du jour où je suis allée avec ma mère reconnaitre le corps. Ils ont soulevé le drap, j’ai vu ma mère hocher la tête, sans dire un mot et nous sommes reparties. J'étais toute petite, j'arrivais à peine à la hauteur de la table ; je n'ai pas vu le visage de mon père, seulement celui de ma mère. Et je le vois encore.
En disant cela, madame S. refait les gestes qu'elle a vus, soulève un drap imaginaire et hoche la tête comme sa mère. Elle est ailleurs. Dans un autre temps.
- Ma soeur est née trois mois plus tard. Pendant tout le temps de la guerre, ma mère recevait la solde de mon père, comme s’il était là. Mais après la guerre, il a fallu vivre avec moins. Tout était beaucoup plus difficile; alors elle a décidé de venir en France, retrouver la famille de mon père. C'était mieux pour nous. Bien plus tard ils ont dû agrandir Saigon, et détruire le cimetière. Ils ont proposé aux familles qui avaient un mort là-bas de le récupérer ou de le rapatrier à Fréjus dans un cimetière militaire. Quand ils ont appelé ma mère, elle m'a dit « ils proposent de faire venir ton père en France », et moi... j'ai compris que mon père allait revenir. Je ne l'avais pas vu mort, je m'attendais toujours à ce qu'il revienne; alors quand elle m'a dit ça - et pourtant j'étais adulte- j'ai vraiment cru qu'il allait revenir et que j'allais le voir arriver debout...
Le ton de sa voix tremble ; madame S revit la scène.
-Ma mère a choisi Fréjus. Elle me disait que si on récupérait ses cendres pour nous cela ne toucherait que notre famille; alors que si il était à Fréjus, il serait une mémoire pour tous les enfants d'aujourd'hui.
Sa soeur la regarde, visiblement troublée :
- Je n'étais pas au courant.
- C'est maman qui a décidé.
Madame S. me prend la main.
- Et aujourd’hui on attend une autre mort. C’est mon mari qui est allongé ici sous le drap, et je le vois. je dois tenir; et j'ai la chance d'avoir tout le monde pour m'aider. La famille me tient, et moi je tiens la famille.