Temps d'adaptation
Il est arrivé hier des Etats-Unis. Il a la démarche dégingandée de l'ado trop grand avec des bras dont il ne sait que faire. Lentement, il entre d'un pas chaloupé dans la chambre de sa mère, un sac en plastique avec son pique-nique dans une main, ses écouteurs dans l'autre. Un visage souriant, un catogan, des yeux clairs, il semble venu d'ailleurs.
Je suis auprès de sa mère en présence silencieuse depuis déjà quelque temps. Elle a une respiration calme, les yeux clos, et je ne perçois aucun changement à l'arrivée de son fils.
Je me lève pour accueillir son fils et lui propose de s'assoir près de sa mère, mais il décline sans hésiter et commence une conversation qui me destabilise ; Il veut tout savoir des bénévoles, pourquoi nous faisons ça, combien nous sommes, si j'ai vu des gens mourir, comment ça se passe...
A côté de nous je sais sa mère dans un état très précaire, mais j’ignore ce qu’elle entend ou ressent. J'attends le moment où son fils va enfin lui dire bonjour, et la regarder. Mais rien ne vient.
- Vous pensez que je dois lui parler de la mort ? Vous en parlez avec eux ? vous devez savoir depuis le temps, vous avez l'habitude. Moi ça va je n’ai pas de problème avec ça mais elle, je ne sais pas si elle veut en parler. Ca fait longtemps qu'on n'a pas parlé tous les deux.
Je suis mal à l'aise de cet échange qui ne tient pas compte de la malade. Je n'arrive pas à le recentrer sur sa mère ; je tente de le sensibiliser à l'existence du lien qui demeure. De l'importance de parler, de dire. De rester dans la relation telle qu'elle a toujours été, d'être en vérité.
Debout au pied du lit il n'a toujours pas regardé sa mère. Je comprends qu'il ne peut pas, qu'il n'y arrive pas. Il continue sur le registre de l'expérimentation
- Vous croyez qu'on peut la mettre dans une piscine ?
Je regarde sa mère, si faible, si proche de la mort, et je suis désarmée par cette question.
- j'ai vu de émissions là-dessus. On les met dans un hamac et on les plonge dans une piscine ; et ça leur fait du bien.
Il enchaine - je vais voir les infirmières - et me laisse au chevet de sa mère.
A sa sortie, je me recentre sur elle et lui parle doucement :
- Votre fils vient d'arriver ; il a apporté son diner pour rester près de vous.
Madame N. ouvre très lentement les yeux et regarde autour d'elle. Je souffre à l'idée qu'elle a pu entendre cet échange que j'ai eu avec son fils ; ce temps passé pendant lequel il n'a pas fait un geste vers elle, ne lui a pas parlé.
Je lui précise qu'il est allé parler aux soignants et qu'il va revenir.
Madame N. ferme les yeux.
Dehors le fils parle avec une infirmière. Je n'entends pas ce qui se dit mais le temps me semble beaucoup trop long. j'ai peur que madame N. parte maintenant, sans avoir son fils à ses côtés. Elle ouvre à nouveau les yeux et tourne la tête vers la porte. J'ai besoin de la rassurer :
- il va arriver ;
Après quelques minutes qui me paraissent interminables, il rentre à nouveau dans la chambre, et accepte la chaise que je lui propose à côté de sa mère. Enfin il pose son regard sur elle. Un regard doux et chaleureux qui me fait du bien Il est prêt à l’accompagner. Il avait besoin de ce temps pour trouver sa place. Sa mère a les yeux fermés, elle respire doucement.
Je peux les laisser tous les deux pour vivre ces derniers moments. Dehors, les soignants auront à cœur de l’entourer lui aussi.