Etre quelqu'un
Dès mon arrivée dans le service, un infirmier me conseille d’aller rencontrer madame D.
- Tu verras, cette patiente est parfois un peu confuse, mais surtout très angoissée depuis ce matin.
Je rentre dans une chambre ensoleillée et rencontre une femme qui tourne vers moi un visage tourmenté.
- Qui êtes-vous? Pourquoi venez-vous?
Ma réponse la rassure et avant que je n’aie pu m’asseoir, elle me parle de son angoisse, de sa tristesse.
- Je suis tellement perdue;
Elle se met à pleurer.
- Vous savez la solitude, c'est tellement dur !
Je lui demande l’autorisation de prendre une chaise, lui tends une main, et parcours du regard sa chambre. Un gros bouquet de fleurs fraiches, des photos de réunions de familles, des enfants entourant son fauteuil, des petits-enfants à l’air espiègle, une boite de chocolats à peine entamée ; sur sa table de nuit un dessin d’enfant à la signature maladroite, une longue liste de numéros de téléphone …Tout dans cette chambre me parle de présence, de famille, de visites. Mais aujourd’hui madame D est confuse et se sent terriblement seule.
- Dites moi où je suis ... et qui est à côté? une autre personne dans une autre chambre ? Parce qu'il y a d'autres chambres?
Cette idée semble l’effrayer.
- Eux aussi ils sont tous seuls dans leur chambre? mais c'est terrible.
Elle fixe le couloir avec inquiétude. Devant sa porte passe une jeune soignante, avec un chariot de soins.
- Mais qui est cette femme? Et où va t’elle ?
Je tente de la rassurer, lui donne le prénom de la soignante, lui rappelle qu’elle est aussi là pour elle, et devant sa peur lui propose de fermer la porte pour être plus tranquille.
- Hô non je vous en prie ! Ne fermez pas la porte. Je ne supporte pas les portes fermées. On ne sait jamais ce qu’il y a derrière.
Je laisse donc la porte ouverte, et nous écoutons sans parler les bruits du service. Des voix, des chariots, des familles, un mouvement qui semble peu à peu calmer les angoisses de madame D. Mais quelques minutes plus tard, tenant toujours ma main, elle se redresse sur son lit les yeux brillants :
- Quelle heure est-il ? Cinq heures? Il va bientôt faire nuit, c'est terrible! Il ne faut pas fermer les volets. Vous ne les fermerez pas n'est-ce-pas ?
Je ne les fermerai pas.
- Je suis tellement perdue ici ! C'est difficile ; ce qui est difficile... c'est d'être quelqu'un.
Cette phrase m’interpelle.
- Etre quelqu'un ?
- Vous voyez bien, je ne suis plus personne.
Je regarde cette femme et une part de moi cherche à deviner ce qu'était sa vie d'avant, ce qui à ses yeux en faisait quelqu'un.
- Vous êtes une femme qui a une nombreuse famille, dont tout le monde s'occupe ici, qui m’accueille et auprès de laquelle je passe un bon moment ; pour chacun de nous vous êtes quelqu'un.
- C’est vrai ? Vous reviendrez? Tous les jours?
Je laisse passer un silence. Puis lui précise que je viens le vendredi, mais que chaque jour quelqu’un peut lui tenir compagnie.
- Mais comment je ferai quand je serai partie ?
Comme souvent, je reste en équilibre sur le verbe partir, qui revêt des significations si diverses. Je tente de la rassurer par un sourire.
Madame D. me regarde fixement en agrippant mes deux mains.
Une infirmière entre, nous regarde et rit :
- Madame D. , si Véronique avait une troisième main elle pourrait vous la donner aussi !
La malade regarde l’infirmière, puis moi, et sourit, pour la première fois:
- vous n’avez pas une autre main à me laisser ?
La journée se termine, je quitte la maison avec cet échange en tête. Au fond, qu'est ce qu'être quelqu'un?