A qui le dire?
Dans la chambre de sa soeur les soins sont en cours et elle doit quitter les lieux. Assise sur un banc, un gros sac ventru à ses côtés elle brode.
A mon approche, elle pousse son sac pour me laisser une place.
- je m’appelle Isaure. Je sais tout faire . Je sais coudre, peindre, je sais chanter et jouer du piano, je fais des discours....Je sais tout faire et ça ne sert à rien.
Elle a les yeux rivés sur sa broderie et parle avec agitation.
- Dans la chambre c’est ma soeur. on a trois ans d’écart. Quand elle sera morte, je serai expulsée de mon appartement. Elle en a cinquante pour cent et moi je ne peux pas le garder seule.
Elle me regarde, l'air géné de tenir ces propos.
- C’est ridicule d'avoir ce type de considérations, mais pourtant je ne pense qu'à ça depuis des semaines. Ça fait quarante ans que je vis dans cet appartement. Il appartenait à nos parents, et j’y ai construit ma vie ; cet appartement, c’est tout ce que j'ai. A mon âge, maintenant il ne me reste rien. Alors vous voyez, le chant, le dessin, la broderie.. ça ne sert à rien. Et en plus.. elle est venue ici pour une semaine; on lui avait donné une semaine à vivre. Et ça fait plus de trois mois qu'elle est là. Vous vous rendez compte, trois mois ! Et moi je n'en peux plus!
Je regarde cette femme au visage fatigué et au dos vouté. La fatigue et l'inquiètude ont marqué ses traits.
- Je vais vous le dire moi. Elle va tous nous achever. Oui, nous achever ! On n'en peut plus aucun. J'ai croisé son mari hier... épuisé. Moi je suis là tous les jours, je fais une heure de transport pour venir. Et elle, elle tient encore. Personne ne comprend. Moi j’ai une vie entre parenthèse, et je sais que ça va basculer. On croit que c’est elle qui est en sursis ici, mais en réalité c’est moi. Parce que quand elle ne sera plus là, moi j’y serai toujours. Elle n'aura plus besoin de rien, et moi je n’aurai plus rien. Plus de soeur, plus de toit. La moitié d’un appartement qui devra être vendu. J’ai bien étudié tout, il n’y a pas d’autre solution. et quand on vendra cet appartement, c’est ma vie qu’on vendra. Elle ne vaudra plus rien.
Elle se tait, démêle son fil, et reprend sa broderie.
- Vous devez me trouvez dure de dire ça. Mais c'est la vérité; c’est aussi de ma vie dont il s'agit. Et à qui je peux dire ça?