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Accompagner écouter soulager… et vivre!
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  • Bénévole d'accompagnement en soins palliatifs, je vous propose de partager quelques moments passés à la rencontre de l'autre, auprès des plus vulnérables. A la frontière de la mort mais pleinement dans la vie.
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19 novembre 2018

Déformation professionnelle

Un homme s'approche de moi d'un pas décidé.

- je suis le père de monsieur G. pensez vous que je peux voir un médecin maintenant?

Dans le couloir une infirmière passe, je lui laisse le soin de répondre ;

Nous sommes vendredi soir, le service a eu un décès compliqué à gérer, et l'infirmière face à moi, a l'air exténuée. Elle sourit néanmoins au père de Monsieur G.

- Le médecin qui s'occupe de votre fils vient de partir.

- Mon fils me semble chaud, et son pouls est à cent; pour moi c'est un signe de fièvre. Vous ne prenez pas la température des malades ici.

Un peu surprise par la question, l'infirmière répond :

- Nous ne le faisons pas systématiquement ; ici on embête les patients le moins possible. Mais si vous voulez nous allons passer le voir.


Monsieur G a l'air perplexe.

- Vous savez quand je peux parler au médecin sans le déranger ?

- Maintenant ce sera lundi… Ha non, le médecin part trois jours et ne revient que jeudi. Il part intervenir à un colloque… 

Voyant la tête de son interlocuteur, elle précise :

- Mais il y aura bien sûr un médecin dans le service ; et il y a un médecin de garde ce week-end.


Pendant que l'infirmière s'éloigne, appelée par une collègue, l’homme me confie :

- Je suis un pédiatre à la retraite. Quand un enfant est chaud, je prends sa température. Parce que la fièvre, c'est souvent signe d'infection. Alors après je le traite; pour moi c’est normal de faire ça.

- Et vous savez si il mange ? demande t'il à nouveau à l'infirmière revenue parmi nous

- Il déjeune avec son épouse; Je ne sais pas si il mange beaucoup; mais elle lui donne son repas, elle devrait pouvoir vous le dire.

- Donc vous ne savez pas combien il mange?


Le père de monsieur G. est de plus en plus déstabilisé. Il rajoute :

- Donc vous ne les pesez jamais.

- Oh non Monsieur, jamais ! Enfin sauf si les malades le demandent. Ça nous est arrivé quelques fois, mais ici ce n’est pas vraiment le sujet.

L'ancien pédiatre me regarde, l'air soudain très las:

- Pour un pédiatre, c'est important de savoir ce que l'enfant mange, et si il grossit.

Il se tait un moment puis nous sourit.

- Mais bien sûr, je comprends, je vois bien combien tout cela est absurde ici. il ne sagit pas de les faire grossir pour reprendre des forces et s'en sortir.  J'ai passé toute ma vie à l'autre extrémité de la chaine de la vie, j'ai même travaillé en néonatologie. Les enfants, je les ai pesés, soignés... Mon fils aussi d'ailleurs. J'ai suivi sa croissance, je l'ai regardé devenir un homme brillant, c'était un grand intellectuel et là... Il ne parle plus, il n'a même pas l'air de me reconnaitre. J'ai du mal à le voir comme ça et a accepter que rien ne s'améliore.

Il se tourne à nouveau vers l'infirmière:

- Si je comprends bien, ici, vous faites les soins de base, et après vous attendez... Mais si ils ont de la fièvre... vous avez de quoi prendre leur température?

L'infirmière lui sourit:

- Nous faisons plus que les soins de base, nous veillons au confort du malade, et nous calmons la douleur. Toutes les sortes de douleurs. Mais nous écoutons tout le monde ! Famille, malade, bénévoles... si vous pensez qu'il a de la fièvre et que c’est source d’inconfort, on va vérifier et s'en occuper. C'est l'heure des traitements du soir, je vais commencer par votre fils.

- Et si il en a, vous avez de quoi la faire baisser?

- On ouvre les fenêtres, et on prend de la glace...

En regardant le père de monsieur G. l'infirmière comprend que ce n'est pas vraiment ce qu'il attend. Elle quitte le registre de l'humour et pose sa main sur son bras.

- Excusez moi; ne vous inquiétez pas nous avons tout ce qu'il faut; et on peut même faire des examens si nécessaire.

Nous nous dirigeons tous les trois vers la chambre. L'infirmière entre et nous laisse devant la porte pour s'occuper du malade. Je reste quelques minutes avec le père de Monsieur G. Il me questionne sur ce qu'ils font pour les malades, comment ils soignent... J'essaye de lui répondre, à partir de ce que j'entends pendant les transmissions. Je lui raconte le temps qu'ils prennent pour soigner chaque malade, pour s’ajuster à ses besoins, ses demandes. Je ne me sens pas exactement dans mon rôle d’écoute, mais le médecin n'est pas là pour le rassurer, et les soignants s'occupent de son fils... Alors face à ce vieux pédiatre à la retraite, inquiet pour son fils, j'essaye de trouver les mots les plus rassurants.

L'infirmière sort de la chambre en souriant :

- Je lui ai pris sa température; vous avez raison il a une petite fièvre qui sera soulagée par son traitement du soir, et je vous apporte son diner, vous pourrez savoir ce qu'il mange.

Le père de Monsieur G. sourit, et la remercie chaleureusement en partant:

- Je sais que mon fils ne peut pas être mieux que chez vous !

Il me serre la main, rassuré :

- Vous savez ce que c’est … déformation professionnelle, je ne peux pas m’en empêcher. Même si elle a raison, l’important c’est qu’il soit bien. Le mieux possible.

Commentaires
S
touchant ce père médecin pour qui le poids et la fièvre de ses petits patients étaient prioritaires... Tellement déstabilisant de voir partir son gand fils adulte.
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M
"Toute fin est une histoire", qui saisit chaque proche dans sa propre histoire. Comme d'hab, qualité d'écoute, disponibilité, respect, en équipe, et cette plume... Merci
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C
Déformation professionnelle, oui, mais aussi un père qui a besoin d'être rassuré... Que c'est toujours touchant de sentir que dans cette maison de soins palliatifs, on accueille la vulnérabilité...
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