Se donnent t'ils la main ?
Dans les chambres deux et trois il y a deux familles au chevet de leur malade. Ils ont été prévenus que le temps du départ était proche et souhaitent être présents. Dans l'une des chambres, une femme d'une cinquantaine d'années ; à sa droite une femme qui se présente comme une amie d'enfance. De l'autre côté, adossé au mur, à distance, un homme. Son mari ? celui de l'amie ? un ami ? je ne sais.
Je viens à leur rencontre, pour leur proposer un café, leur offrir la possibilité à l'un ou à l'autre de quitter la chambre quelques minutes s’il le souhaitent. L'amie d'enfance m'accueille chaleureusement :
- Vous faites partie des bénévoles n'est-ce-pas ? c'est bien ce que vous faites pour les personnes qui sont seules et isolées. Vous n'avez pas du beaucoup voir madame S.
Il est vrai que je n'ai rencontré cette femme qu'à l'occasion de quelques lettres à apporter. Elle me recevait toujours avec une certaine retenue, me remerciait pour la lettre et me disait au revoir. Il n'était pas question d'échanger ou de prendre un peu de temps ensemble.
- Vous savez, elle était très entourée et avait surtout besoin de ses amis. Dans ces moments-là on a besoin d'être avec des gens qu'on connait très bien.
Elle caresse la main de son amie, inconsciente. Je comprends que par cette phrase, son amie me parle aussi de maintenant. Que ces « moments-là » englobent aussi celui qu'elle vit aujourd'hui. Que si cette malade n'avait pas souhaité ma présence pendant ses longues semaines passées ici, il est plus respectueux de ne pas y être non plus maintenant où les heures qui viennent sont celles de la séparation. Je dis un dernier au revoir à la malade, et quitte la chambre.
L'homme est toujours adossé contre le mur, il me sert la main et je comprends dans son regard que mon interprétation était juste. Ils voulaient être seuls.
Dans la chambre d'à-côté une femme en âge d'être arrière-grand-mère mais que la vie n'a rendue ni mère ni épouse est étendue sans mouvement. A ses cotés une jeune grand-mère lui tient la main.
- Le lien familial est assez lointain, mais vous savez, quand il n'y a pas de famille proche ... Elle a toujours vécu seule, tous ses frères et soeurs sont déjà morts, et les neveux sont loin. Alors nous sommes venus mon mari et moi. Mais mon mari, vous savez ce que c 'est ! comme tous les hommes il n'aime pas les hôpitaux. Du coup il est sorti prendre un café dehors et je vois qu'il ne reveint pas. Mais merci de venir parce que c'est un peu long...
Cette femme a besoin d'une présence auprès d'elle. Pour l'aider à tenir la main de sa parente un peu trop éloignée, pour l'aider à vivre ce temps qui s'écoule si lentement, rythmé par la respiration inégale et bruyante de la malade.
- J'ai l'impression qu'elle respire mal. Elle est un peu encombrée non ?
Je lui propose d'en parler aux soignants, mais elle rajoute :
- Remarquez c'est normal de mal respirer quand on va bientôt s'arrêter de le faire.
Je prends une chaise et veille avec elle cette vieille dame à la respiration sifflante. Les mots se posent tranquillement, j'apprends à connaitre cette malade qui s'éloigne, sa nièce par alliance me parle de sa famille, de leurs lieux de vie, de leurs liens depuis toutes ces années.
- Je suis contente de pouvoir être là pour elle, même si c'est difficile ; mais maintenant que vous êtes là c'est déjà mieux.
Dans la chambre, l'obscurité commence à s'installer, et nos voix se font instinctivement plus feutrées. Nous ressemblons à ces femmes d'antan, qui chez elles attendaient patiemment que la mort de l'ancien advienne...
Lorsque je quitte cette chambre, la malade respire toujours, et sa nièce lui tient encore la main.
Dix minutes plus tard, la nièce est devant la porte, les yeux rougis. Je comprends que c'est la fin de l'histoire. Elle me serre dans ses bras.
Dans la chambre d'à-côté, il n'y a plus personne. La malade vient elle aussi de mourir.
Face à la porte ses amis pleurent dans les bras l’un de l’autre.
Lorsque c'est le moment de partir, les malades se donnent-t-ils la main pour se sentir moins seuls ?