Ne pas vouloir pour l'autre..
Monsieur D. est assis en équerre dans son lit. Je regarde son visage, un visage de christ en croix. Les traits fins, les yeux clos, les mains accrochés aux barrières, le front plissé, concentré. A mon entrée il esquisse un léger sourire mais se referme immédiatement, le corps tendu. J'essaye de savoir s’il a envie de présence, si je peux faire quelque chose pour lui mais n’obtiens pas de réponse. Je remarque qu'il a l'air de souffrir et lui propose d'appeler les soignants.
- Surtout pas !
Cette réponse a fusé dans un souffle précipité. Je me demande ce qu'il y a dans ce "surtout pas"… mais je n'insiste pas, il me semble que chaque mot demande à cet homme un effort douloureux.
- Souhaitez-vous que je reste un peu près de vous ?
Je reste avec cette question en suspens. Parfois une présence permet d'avoir moins mal ou au moins de calmer les angoisses. J’aimerais faire confiance à la présence, au-delà des mots, à ce qui peut circuler entre les êtres, et espère que ma présence calme à ses côtés pourra lui permettre de se détendre un peu. Sans réponse de sa part je n'ose pas m'asseoir ni répéter ma proposition. La chambre est vide, pas de photos, aucun papier, pas de téléphone portable ni de livre ; seul un petit bouquet de fleurs un peu défraichi m’indique le passage d’un bénévole à son arrivée, il y a déjà quelques jours. Je me recentre sur Monsieur D. Il a un visage tellement tendu, on dirait que toute sa concentration est orienté sur son corps souffrant. Il y a une distance entre nous que je ne peux franchir et un sentiment d’impuissance m’envahie brusquement. J’ai l’impression que le silence entre nous ne me permet pas de le rejoindre, ne lui fait pas de bien, et je suis mal à l’aise, je me sens en trop dans cette chambre. A regret, je lui dis au revoir, un au revoir auquel il répond faiblement.
A ma sortie une infirmière me parle de lui :
- Ses filles sont passées le voir ce matin. Et c’est pareil pour elles. C'est très difficile de l’accompagner, il a toujours ce visage crispé, il semble muré dans une souffrance, mais lorsqu'on lui demande s’il a mal il répond invariablement non. Et pourtant quand on le regarde tout de lui nous parle de souffrance. On n'arrive pas à comprendre et notre prise en charge ne nous satisfait pas. C'est difficile pour nous de l'aider, difficile pour ses filles de rester auprès de lui… et visiblement difficile aussi pour les bénévoles. On a tout essayé depuis une semaine, en plus des antidouleurs on lui a proposé des anxiolytiques, de voir le psychologue, un accompagnement spirituel, des bénévoles… il dit non à tout. Parfois cela arrive, particulièrement avec des personnes qui ont toujours tout maitrisé dans leur vie, c'est comme ça il faut l'accepter. On peut seulement espérer qu’avec le temps il nous fera plus confiance et voudra bien nous parler. Mais c’est bien que tu sois passée, on ne sait jamais.
On ne sait jamais... Il faut laisser une chance à la relation, lorsqu’elle peut se vivre. Malgré ces explications de la soignante, je repars avec un sentiment d’échec. Je me souviens de certains fondamentaux de ma formation… Ne pas vouloir pour l’autre…