23 novembre 2020
Derrière le masque
je relis ces derniers billets; dans chacun il est question de regards, de paroles, de mains qui se tendent, de regards qui se croisent, de rires et de sourires qui succèdent aux larmes. il est question de relations humaines d'un visage face à un autre. Depuis quelques temps mon visage est amputé de sa partie basse, caché par un masque bleu ciel qui sent le papier buvard. Je me sens bâillonée.La première visite donnera le "la".: « vous pouvez enlever votre masque que je voie votre visage? »A la fois contente et presque coupable, je soulève quelques secondes mon masque … et le remets immédiatement. Nous avons à nouveau le droit de faire de l’accompagnement il ne faudrait pas que cette autorisation cesse pour non respect des règles.C’est le début de mes accompagnements masqués.Devant cette femme qui n'entend plus et a pris l'habitude de lire sur les lèvres comment entretenir une conversation ? je hausse le ton, détache les syllabes et ma voix me revient , trop forte, trop sourde, étrangement intrusive, bousculant l’harmonie de la chambre. L’échange est laborieux, et les silences inconfortables, dans lesquels rien ne semble vouloir se poser. Comme s’ils étaient contraints.Comment réduire la distance dans la chambre de cette jeune femme si angoissée dont je voudrais prendre la main, mais de laquelle je me tiens à plus d'un mètre, sans jamais la toucher. Son corps appelle ma main, son regard me cherche, je m’excuse, explique, mais je sens que ma seule présence est insuffisante à calmer son angoisse.Dans le couloir un homme marche. il attend de pouvoir retrouver sa femme. Nous sommes tous les deux masqués, tous les deux à distance. derrière son masque il y a des larmes retenues ; je voudrais pouvoir lui serre la main, être plus proche de lui, prendre un peu de sa peine. Mais nous sommes loin l’un de l’autre. les mains ne se tendent plus pour se serrer. Deux corps à distance qui peinent à couvrir l’espace.Face à cet homme dont je suis la respiration chaotique depuis quelques minutes, je reste en présence silencieuse. Je n’ai pas posé ma main sur son épaule pour lui signifier ma présence. J’ai décalé ma chaise à un mètre de son lit pour respecter la distanciation, et je me surprends à espérer qu’a aucun moment cet homme n’aura conscience de ma présence ni n’ouvrira les yeux. J'essaie d'imaginer quelle serait sa réaction si l'espace d'un instant il revenait à lui. Quelle humanité se présenterait à lui, avec quelle image partirait-t'il vers un ailleurs ? celle d'une inconnue qui se protège derrière un masque, dans une approche aseptisée et hygiéniste de la relation. Mon masque lui dit j'ai peur de toi, peur de moi. Entre nous il devrait y avoir cet imperceptible et essentiel lien d’humanité, « ce qui circule » entre les êtres, sans avoir besoin de mots. Au lieu de ça, il y a le risque, le virus, la contamination possible, la protection de chacun et des soignants.J'ai beau accepter les consignes, les respecter consciencieusement, je me sens comme amputée d’une partie de moi. Je réalise à quel point chacun de mes sens m’est nécessaire pour entrer en relation avec l’autre. Je pense à toutes ces personnes isolées, que les proches ne peuvent pas venir voir par peur de les contaminer, à la restriction dans les chambres - deux maximum- aux limitations d’horaires - seulement l'après midi- …je me souviens avec nostalgie de ce temps où l'on croisait les familles dès le matin, où les jeunes venaient voir leurs grands-parents après 20 h en sortant du bureau, je me rappelle les rires d’enfants qui courraient dans les couloirs; les groupes d’ados qui se retrouvaient au chevet d’une grand-mère, les familles des chambres voisines qui partageaient leur peine, les animations musicales autour du piano, les apéritifs festifs organisés pour les malades, leurs familles et les soignants. Je revois les coins familles où les personnes se retrouvaient pour un café, déjeunaient ensemble autour d'une table, comme à la maison, ces fêtes d'anniversaire organisées dans la bibliothèque.En passant dans les couloirs tristement vides, je me souviens d'un temps béni. Nous ne le savions pas.
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