Votre nom ?
- Décidemment vous êtes partout !
L'homme qui prononce ces mots accompagne sa femme venue du domicile. Effectivement je l'ai déjà croisé plusieurs fois dans des endroits différents. Dehors dans le jardin avec sa fille, dans le couloir avec des amis, devant la machine à café en bas...
Il poussait la chaise roulante de sa femme, frêle petite dame d’une soixantaine d’années, à l’air fragile et fatiguée, mais toujours souriante. J’avais été frappée par ce couple, par l’homme qui posait sa main sur l’épaule de sa femme avec douceur, dès qu’il cessait de pousser sa chaise. Comme un permanent besoin de contact, de réassurance pour elle, pour lui. Dans le jardin, avec leur fille, ils avaient l’air d’une famille sereine, tranquille, bien loin de la fin de vie. Ils partageaient un cake, blaguaient au soleil se laissaient gentiment bousculer par leur fille qui semblait avoir des opinions sur la vie à deux assez éloignée de leur propre conception. Assise un peu plus loin auprès d’un malade qui s’était endormi à l’ombre d’un arbre, je n’avais pas pu m’empêcher d'entendre leurs échanges et d’être touchée par leur capacité à vivre leurs différences, à s’écouter sans juger.
Cet homme est grand, impeccablement habillé, chemise sans un pli, blazer bleu marine et regard franc. Lorsque nous nous croisons, il vient de laisser sa femme aux mains des soignants le temps d’un massage et attend sur une chaise.
- Racontez-moi, vous venez tous les jours ?
Je ne suis pas certaine que ce sujet intéresse vraiment mon interlocuteur, mais il nous permet de faire connaissance.
- Une demi-journée par semaine seulement, le vendredi pour moi, et un samedi ou un dimanche après-midi tous les deux ou trois mois.
- C’est déjà bien, ça doit être très prenant. Vous voyez, moi je viens tous les jours depuis trois semaines. Remarquez, j'aime bien être là, je m'y sens bien. Mais ça ne va pas durer longtemps ; le médecin m’a prévenu que ça pouvait arriver ce soir ou demain matin, ou après-demain… enfin très vite. Et je n'avais pas prévu.
Il a la voix qui déraille, et à chaque fois que ses yeux s'embrument, il se lève, s'éloigne de moi en disant "c'est comme ça", fait vingt pas, se mouche dans un mouchoir en tissus qu’il replie consciencieusement et remet dans sa poche, puis revient s’asseoir à mes côtés comme si de rien n’était.
- Vous voyez souvent des gens comme ma femme ?
Je ne sais pas vraiment ce qu’il essaye de me demander. Je reste vague.
- Je vois des gens très différents.
Ma réponse ne le satisfait pas.
- Oui mais des gens qui vont mourir vous en voyez beaucoup ?
- J’en vois aussi.
- Et vous faites comment ?
Vaste question, je ne suis pas sûre de savoir répondre.
- Je les accompagne s’ils ont envie de présence, je fais ce que je peux…
- Oui c’est ça. C’est la vie, et on fait ce qu’on peut. C’est comme ça…
Il se lève à nouveau, fait quelques pas, sort son mouchoir, et revient vers moi.
La chambre de sa femme est maintenant libre.
- Il va falloir que j'y aille. Je vous remercie Véronique. Il me sert la main, et se présente prénom nom, comme dans une réception.
- Et vous ?
- Véronique
- Oui ça je peux le lire, mais votre nom de famille ?
- Ici nous n'avons que des prénoms...
- Mais moi je vous ai donné mon nom !
- Pour être très honnête, je le connaissais déjà…
- Donc vous allez me donner le vôtre en retour, puisque vous connaissez le mien !
- C’est vrai, mais mon nom importe peu. Mon rôle ici est d’être Véronique, et d’assurer une présence auprès des personnes que je rencontre. Mon nom de famille ne changerait pas grand-chose au temps que nous avons passé ensemble.
- j’aurais l’impression de savoir qui vous êtes.
Je comprends bien que pour cet homme, connaître mon nom de famille a du sens dans son mode de relation. Et pourtant je ne lui donnerai pas. Etre un simple prénom est pour moi extrêmement confortable, je tiens à cet anonymat qui me permet une totale liberté.
Je le raccompagne jusqu’à la porte de son épouse. Il sourit, capitule :
- Bon, je sens que ce n’est pas la peine d’insister…
En lui rendant son sourire je me cache derrière le règlement… Mais en rentrant chez moi, tout en étant convaincue de l'utilité de cet anonymat, j’aurai la sensation confuse d’avoir volé un peu quelque chose à cet homme. Comme si je ne lui avais pas fait confiance. Il me faudra quelques semaines pour l’effacer.