Je flippe tellement !
Le service est calme aujourd'hui. Beaucoup de chambre sont vides, dans d’autres les familles sont là. Je décide de faire un tour du jardin, proposer une présence bénévole auprès des malades qui profitent du soleil. Au fond du jardin, je croise une femme jeune en fauteuil, poussée par un homme que j'imagine être son père, et accompagné d'un jeune, qu’elle me présente comme un ami. Ils sont à la recherche d’une petite table, un endroit pour s'installer et regarder une vidéo. Je les aide à installer les chaises et échange un peu avec la malade pendant que l'ami va charger son ordinateur. Le père reste à nos coté, assis un peu plus loin. La jeune malade est en tension, parle très doucement, me confie une immense fatigue.
- J'annule tout en ce moment, je suis trop fatiguée, mais pourtant il faut que je garde le lien avec mes enfants ; ils ont deux ans et dix ans, à ces âges on a encore besoin d‘une mère.
Entendre ces mots me retourne le coeur.
- la dernière sortie c'était au bowling, l’ainé était tellement heureux ! mais je n'y arriverais plus maintenant. Je crois que mes enfants vont devoir venir me voir ici. Ce n’est pas tout à fait un endroit pour les enfants, sauf le jardin. Là je crois qu’ils pourraient être quand même bien.
Elle laisse vagabonder son regard vers les massifs de fleurs et le mur d’eau.
- J'attends mon mari, il devait venir à quatorze heures, et rester jusqu’à dix-sept heures. C’est ce qu’il m’a dit hier soir, mais il n'est toujours pas là.
La jeune mère s’arrête de parler, respire, me regarde profondément. Sa maigreur accentue la taille de ses yeux et son angoisse transparait dans son regard.
- je flippe tellement.
Elle a prononcé ces mots en baissant la voix, comme si elle ne voulait pas que son père entende ;
J’essaye de comprendre ce qu’elle veut dire.
- vous flippez parce qu'il n'est pas encore arrivé ?
- Oui. Je flippe parce qu’il n’est pas là. En vérité j'ai peur qu'il me quitte. C'est tellement dur pour lui de vivre la maladie, les enfants, les respponsabilités…
- C'est vrai que c'est dur pour lui, pour vous aussi.
Elle murmure dans un souffle :
- Oui mais s’il me quitte…
Cette phrase reste en suspens entre nous, son ami est revenu d’un pas vif, joyeux, son ordinateur chargé sous le bras. Je leur propose de les laisser tranquilles pour regarder leur vidéo.
- Vous ne regardez pas avec nous ?
- Vous voulez ?
- Oui j’aimerais bien que vous restiez.
Je vais chercher une chaise en m’installe à leurs côtés.
L’ami installe l’ordinateur sur une chaise devant nous, et se déroule sous nos yeux un petit film, un montage photo que la malade a fait pour l'anniversaire de son ami. C'est le temps de l'amour, le temps des vacances et de l'aventure... des musiques gaies, dansantes, des visages réjouis qui dansent et font la fête… Une demi-heure de souvenirs qui rendent le sourire à la malade. Elle est fière de montrer son montage et de se rappeler ce temps, fait quelques commentaire – là j’ai eu tellement de mal à faire le raccord ! – et lui, tu te souviens ! il a bien changé !
Pendant quelques minutes, ses angoisses s'estompent, et elle se détend.
Le film se termine sur des éclats de rire et le silence qui suit est vite comblé par le père.
- Il fait froid, il faut rentrer.
L'ami prend le fauteuil, le père suit, je les quitte…
- à moins que vous ayez besoin de quelque chose.
Le regard de la jeune femme est redevenu angoissé. Elle répond à mi-voix :
- de quelque chose ou de quelqu'un ?
- C 'est ça.
Elle ne répond pas, me serre la main longuement. Son regard en dit long sur son besoin de parler, et le peu d'espace qu'elle semble avoir pour le faire. Son père me parait s’inquiéter de ce qu’elle pourrait vouloir dire. Il met fin un peu brusquement à la rencontre.
- allez, on y va !
Je la quitte un peu frustrée de n'avoir pas pu répondre à ce besoin. Je regarde ma montre, il est dix-sept heures, je n’ai pas vu son mari. Je me persuade que la journée n’est pas finie.