Inaptitude
Il est des journées qui nous confortent dans le bien fondé de notre bénévolat et certaines qui nous bousculent.
Aujourd’hui, pendant les transmissions, les soignants évoquent deux personnes particulièrement fragiles ou angoissées auprès desquelles ma présence pourrait être aidante. Forte de ces informations, je visualise mon après-midi remplie de rencontres, et me dirige vers le coin famille. Là, un vieux monsieur très agité m'interpelle dans le couloir.
- Madame ! vous direz à votre ami le bénévole d’hier, vous savez l'homme grand qui est passé hier matin qu'il ne faut pas entrer dans la chambre de ma femme. Il voulait lui offrir un bouquet de fleurs ; des fleurs ! dans son état ! c'est plein de microbes ; vous lui direz de ne pas entrer, c'est incroyable ça ! Depuis quand on entre comme ça dans les chambres ! Je vous interdit d’entrer dans la chambre 2...
Je reçois cette remarque en pleine face, sans avoir le temps ni de répondre, ni même de m’approcher suffisamment pour tenter d’établir un échange. Il a déjà tourné le dos, et s’est dirigé vers l’ascenseur. Près de moi, une famille prend le café, et murmure en le suivant des yeux. J’ai la désagréable impression qu’ils adhèrent à la remarque de cet homme.
Je m’éloigne et tente de dissiper cette agitation qui m’a atteinte. Je retiens le numéro de chambre pour ne pas y aller et me recentre sur les demandes des soignants. Ils m’ont confié une malade qui a besoin de présence, je me dirige vers sa chambre et frappe doucement. A son oui, je pousse doucement la porte, mais immédiatement j’entends une cavalcade derrière moi, une femme me bouscule et entre à ma place suivie de deux hommes qui ne me regardent pas, entrent et referment la porte, me laissant dehors sans un mot.
Derrière la porte fermée, face à ces deux expressions d’hostilité successive, je commence à me demander de quoi sera faite cette après-midi, qui ne ressemble en rien à ce que j’avais projeté. J’ai besoin de prendre un petit temps, et pars préparer un café. Des simples gestes pratiques et mécaniques qui m'aident à retrouver du calme; parfois être "dans le faire" a du bon.
Un enfant de trois ans est en train de courir autour de la table. Son père, un très jeune homme le regarde. Il a les traits tirés. Au moins, personne ne recule à mon arrivée…
Je lui propose un café ;
- Non merci j'en ai trop déjà bu.
Il prend son fils par la main mais reste près de moi.
- Vous accompagnez quelqu'un ?
- Oui, depuis une semaine, mais plus aujourd'hui, ma femme est morte cette nuit.
Il a une voix fatiguée mais posée, qui ne tremble pas, et c'est moi qui tremble et qui n'ai pas de voix. Je le regarde - tellement jeune père, puis regarde son fils. L’enfant est joyeux, parle d'une voix légère, court partout. Je ne peux pas m'empêcher de voir en creux un orphelin, une vie fauchée, deux autres blessées, un père seul pour élever son enfant. Je cherche quelque chose à dire mais je reste muette à leurs côtés. Et je me sens tout d'un coup inapte à ce bénévolat, incapable d'aider, de me mettre un peu à distance pour compatir ou du moins l'exprimer. Le début de cette journée est trop violent, je ne trouve pas ma place. Je peux seulement aider le père à rejoindre l’escalier - mon fils ne veut pas d'ascenseur - lui tenir la porte, et lui serrer la main. Je sens qu'il a besoin de parler mais les premiers mots ne viennent pas et de mon côté je n‘en trouve pas.
Je regarde la porte se fermer derrière eux et tout d’un coup ma présence n’a plus de sens ; je me sens vide, déstabilisée, fragile, fatiguée avant même d’avoir commencé le moindre accompagnement.
Je retourne dans la salle des bénévoles. Ma coordinatrice est là, voit ma tête.
- Assieds-toi, tu n'as pas l'air d'aller.
Je n’ai pas envie de parler, pas encore, elle le sent, fait chauffer de l’eau et s’assoit. Sa simple présence est contenante. Je lui suis reconnaissante de ne pas parler ni vouloir me faire parler, et fais l’expérience d’une présence silencieuse. Mais au fond de moi une agitation intérieure et une immense lassitude me feront reculer devant les portes des malades. En retournant dans le service, je passerai le reste de l’après-midi sur une chaise dans le couloir, au cas où les soignants auraient besoin de moi. En espérant secrètement que ce ne sera pas le cas.