Mon double inversé
Une femme d’une cinquantaine d’années est assise sur un banc et m'accroche du regard. Je m'approche, elle se décale pour me laisser une place. Depuis quelques semaines elle accompagne sa mère en fin de vie.
- Je suis triste. Mais pas vraiment parce que ma mère va mourir. Je suis triste parce que je n’arrive pas à rejoindre ma sœur dans ce temps d'accompagnement.
Je l’invite à aller un peu plus loin pour comprendre.
- Ma sœur et moi, nous vivons en parallèle depuis toujours ; comme si nous étions des doubles inversés. Vous comprenez ce que je veux dire ?
- Je crois.
- Ma sœur était parfaite. Elle l’est toujours. Elle est blonde, je suis brune, elle est mince moi plutôt boulotte, elle est sérieuse et responsable, je suis tout l’inverse. J’étais l'ainée mais je n'entrais pas dans les cases. J’ai toujours eu le sentiment de ne pas trouver ma place dans la vie, dans la société, dans la famille. Ça a commencé par l’école, je ne travaillais pas, elle était toujours première. Curieusement, c'est moi qui aurais dû être jalouse mais c'est le contraire qui s’est passé. Elle me jalousait alors que je ratais tout. Sa vie professionnelle et personnelle est une réussite, et la mienne un désastre. Ma mère la regardait comme sa fille parfaite, j’avais l’impression qu’elle ne me voyait pas. Mais j’ai toujours su que ma mère m’aimait aussi, je n’en voulais qu’à moi et j’aimais ma sœur, je l’admirais. Mais elle était jalouse de tout ce que je n’avais pas, ce que je ratais… c’est étrange non ?
En arrivant ici, auprès de ma mère, j’espérais que ce temps serait doux, qu’il permettrait quelque chose. Mais on reste toutes les deux à côté de maman et on ne se parle pas, on est trop loin. Je sais que maman aurait tellement aimé nous voir réconciliées ! et je trouve ça tellement ridicule. C'est juste qu'on ne fonctionne pas du tout pareil et qu'on ne ressent pas les choses de la même façon.
Elle se tait, me regarde, désemparée.
- Vous croyez que c'est possible que les choses s'arrangent avant que notre mère meure ? Elle serait tellement contente ! je suis prête pour ça, mais je réalise que ne peux pas faire à la place de ma sœur ce chemin vers moi. De mon côté, j'ai l'impression d'avoir beaucoup avancé vers elle, de m'être excusée pour les années passées, pour les moments où j’ai pu être agressive quand je ressentais sa jalousie, maladroite aussi, avec sa famille… les gens parfaits m’angoissent… je sais que je l’ai bousculée parfois mais je me suis excusée … j’ai essayé de lui expliquer, et surtout de relativiser. Aujourd’hui… c'est tellement dérisoire tout ça... Ces petites brouilles qui n’en sont pas vraiment, face à ce qu’on vit, ce que vit ma mère. Elle a besoin de calme, d’harmonie maintenant. Et je vois bien qu’elle ressent cette tension qui existe entre nous dans le silence. C’est tellement dommage.
J’essaye de savoir si elle a essayé d’en parler tranquillement avec sa sœur.
- je n’y arrive pas. Je suis, je ne sais pas, je ne trouve pas les mots. Vous en voyez des familles qui se réconcilient ?
Je réalise qu’ici nous voyons de tout. Des disputes, des réconciliations, des rires, des larmes, le temps trop rapide ou trop long, les familles présentes ou absentes. L’amour, la haine, l’harmonie, la discorde. Ici, nous voyons la vie, en concentré.
Nous voyons surtout un chemin qui se fait. Je lui souhaite.