Des regrets... on en a toujours...
Madame R. sort d’une chambre et croise mon regard qu’elle accroche. Nous commençons une conversation légère sur les lieux et la température extérieure - polaire me dit-elle - je lui propose un thé pour se réchauffer.
Assise au coin famille, son sac sagement posé sur la table, elle me regarde faire chauffer de l’eau en silence, accueille son thé avec satisfaction et met ses mains autour de sa tasse pour les réchauffer. Elle prend un sucre , puis deux - quand j’ai froid j’ai envie de sucre - puis elle me parle de son mari, accueilli dans l’unité depuis dix jours.
- Vous savez, avec cet homme, nous sommes mariés depuis quarante ans. Quarante ans... j’ai du mal à le croire. Lorsque je regarde mon fils qui en a trente huit, c’est en me souvenant du nourrisson, puis de l’enfant, du jeune adulte et du père de famille qu’il est devenu que je prends conscience de ces années qui sont passées. Sur lui, ce fils que j’ai vu naitre et grandir, je vois le temps, mais sur ma vie à deux, mon amour pour mon mari, je n’ai pas vu le temps passer. Et maintenant nous sommes là tous les deux, et il va me quitter.
Elle prononce ces mots sans colère ni amertume, c’est un fait qu’elle semble énoncer.
- Depuis deux jours, il est tellement précaire, son regard s ‘éloigne de plus en plus, je ne suis même plus sure qu’il me voit. Comment le trouvez-vous?
Je n’ai jamais rencontré son mari, ce qui semble la surprendre.
- ha bon, je croyais que vous entriez dans toutes les chambres. Alors vous ne le connaissez pas…Mais j’imagine que vous avez déjà vu de telles situations. Des malades comme lui, vous. savez, ceux qui ne parlent plus, qui mettent du temps...C'est tellement dur...
- certains prennent leur temps, je comprends que ce soit difficile pour vous.
- J'ai eu des moments difficiles dans ma vie, beaucoup même quand j’y repense, mais je les ai gardés pour moi ; dans ma famille on est comme ça, on n’encombre pas les gens, y compris ses proches avec ses problèmes. Il faut être souriant et distrayant. Remarquez, je ne le regrette pas, cela rend le quotidien plus léger et la vie sociale plus joyeuse. Mon mari était pareil. Nous partagions rarement ce qui nous pesait vraiment. Je voyais quand il n’allait pas, je crois que lui aussi le voyait pour moi, mais nous n’en parlions pas. Souvent le temps faisait son travail de réparation. C’est comme ça la vie, finalement les coups durs, nous en avons tous, on encaisse, on fait face, on s’y fait, et un jour la douleur est derrière et la vie avance. Mais aujourd’hui, par rapport à tout ce que j’ai pu vivre, je peux dire que c'est vraiment difficile.
Elle boit son thé, doucement, délicatement. Elle prend son temps avant de reprendre.
- Pourtant ici c’est bien, ils sont tous à l'écoute. De mon mari, de moi aussi; et vous êtes là aussi quand ça ne va pas. Mais dehors ? Et demain ?Je ne suis pas sure que la vie reprendra son cours. Demain tout sera différent, et j’ai à la fois hâte que ça se termine, et tellement peur d’être sans lui. Vous êtes choquée de ce que je dis ?
Comment être choquée par ces paroles de vérité, cette ambivalence qui s’exprime simplement… je crois que je suis plutôt touchée par sa confiance.
- Chaque soir quand je pars je me dis que je ne vais pas le revoir, et chaque matin, je m’étonne de ne pas avoir eu d’appel de l’hôpital dans la nuit. Depuis qu’il est entré chez vous, j’attends ce moment sans m’y résoudre. Jusqu’à hier, il parlait encore un peu, de tout et de rien bien sur, nous ne nous risquons pas sur le terrain de la séparation. Peut-être que je nous avons tort mais nous sommes comme ça depuis quarante ans, pourquoi changer, et surtout comment ; cela nous paraitrait tellement étrange à chacun..
- vous auriez envie d’aller sur ce terrain ?
Elle laisse passer un temps de réflexion puis me sourit :
- c’est étrange mais non, je ne crois pas. J’aurais l’impression d’être… je ne sais pas… peut être impudique. Non ce n’est pas le bon mot, indélicate plutôt. S’il avait eu envie de me dire au revoir, il l’aurait fait je pense.
Je lui propose de s’écouter et de se faire confiance, que dire de plus, si ce n’est d’essayer de ne pas avoir trop de regrets. Cette phrase la fait sourire ;
- Des regrets … voyez-vous madame, des regrets, à ces moments de la vie, on en a toujours. C’est comme ça. Les regrets, ils font partie de notre vie. Bon, je crois que je vais retourner le voir; merci de m'avoir écoutée.
Je la raccompagne jusqu’à la porte de la chambre, elle me serre la main
- Heureusement je dors bien ! Je fais partie de ces gens qui se réveillent et se rendorment immédiatement; c'est ce qui me permet de tenir. Mes enfants ont cru qu'ils allaient perdre leurs deux parents en même temps tellement mon mari me sollicitait. Mais je suis solide; épuisée, mais solide. Au revoir madame.
Je regarde cette femme frêle mais à la démarche assurée et la tête haute entrer dans une chambre fleurie et apostropher son mari d’une voix forte :
- Alors, tu dors encore ?