l'homme à la trompe d'éléphant
- Si tu as du temps ce serait gentil d’aller voir monsieur F. il est un peu seul cette semaine, sa compagne est en déplacement à l’étranger, il va avoir besoin d’aide pour le repas… Il a une SLA mais il communique bien et ne fait pas de fausse route.
J’aime bien être orientée par cet infirmier, les petites missions qu’il me confie facilitent mon entrée dans les chambres ; je sais que je réponds en principe à un besoin identifié. En principe parce que parfois, le projet du soignant n’est pas celui du malade. Mais là, monsieur F m’accueille joyeusement.
Il a un visage parfaitement lisse, le regard vif et un masque de respiration branché directement sur son nez. Il doit savoir qu’il a l'air jeune, c’est une des premières remarques qu’il me fait.
- et pourtant j’ai 57 ans !
- 57 ans c’est jeune… mais c’est vrai que vous n’avez pas une ride !
A ma remarque il ajoute :
- pas une ride mais un très gros nez - il éclate de rire - c'est une VNI. Ventilation non invasive... non invasive qu'ils disent… Vous trouvez ça non invasif vous ?
Je regarde ce masque transparent qui lui prend le nez et la bouche, fixé par deux élastiques et auquel est relié un gros tuyau souple qui pend devant son visage et rejoint une arrivée d’oxygène. Pour me parler, il le soulève légèrement, dit rapidement sa phrase et le repose en prenant une grande inspiration.
- je l’appelle ma trompe d'éléphant ;
- il me fait penser aux nouveaux masques de plongée Décathlon…
- un peu. Ils aident tous les deux à respirer…
Je m’installe face à lui en attendant le repas. C’est un homme vif, bavard et tellement joyeux que j’en oublierai presque sa maladie.
Lorsque le diner arrive, il affiche une mine réjouie, enlève sa « trompe » et commence le repas que je lui donne sans sembler manquer d’air.
Il parle tout le temps entre deux bouchées et deux inspiration courtes et rapprochées qui paraissent lui demandent un effort. Je sens que ma respiration inconsciemment se cale sur la sienne.
- j’étais comptable ; franchement je ne vous le souhaite pas, ce n’est pas drôle. C’est juste précis et un peu rassurant. Les chiffres, il s’agit qu’ils s’équilibrent ; si débit n’égalait pas crédit, je pouvais passer des heures à chercher les quelques centimes manquants. C’était un peu comme une enquête… mais quand je trouvais, ça, ça me plaisait !
Puis viennent sa famille ; sa femme, ses deux fils et enfin la maladie.
- J'ai eu une belle vie ; des passions des aventures ; je peux dire aujourd’hui que je les ai toutes satisfaites. Avant que ça arrive, et un peu avec aussi.
« Ça », c’est sa sclérose latérale amyotrophique qui l'a saisi il y a sept ans.
- Ça m’a fait comme un coup de couteau dans le dos au bureau. Je me souviens encore de la douleur. J’ai eu le souffle coupé, je n’osais plus bouger sur le coup. Et puis il y a eu l’enquête, là aussi… Trois ans à passer de spécialiste en spécialiste (spécialiste de quoi on se le demande) … et quand ils ont trouvé ils m'ont dit que de toutes façons il n'y avait rien à faire.
Alors j'essaye de vivre le mieux possible chaque jour. De gagner du temps. De durer en espérant qu'il n'y aura pas d'inflammation soudaine. Je crois à la recherche. En ce moment les israéliens travaillent sur un nouveau protocole à partir de cellules souches. Il y a trente-quatre personnes qui sont sous traitement expérimental et aux USA aussi ils ont lancé un programme d'essais. J'ai voulu faire partie du protocole israélien mais ils ne le proposaient qu'aux locaux. Mais si ça marche alors ils vont l'étendre, et là je pourrais en bénéficier. C'est pour ça que je dure, pour avoir un traitement.
Il m’impressionne, par sa manière de parler lucidement du temps qui passe, par ses espoirs et l’énergie qu’il me fait percevoir.
- Mais vous savais, même si tout s'arrête demain, j'ai deux fils merveilleux, une femme toujours à mes côtés, j'ai bien vécu. Bon, et si nous parlions de vous maintenant ? qu’est-ce-que vous faites dans la vie quand vous ne donnez pas à manger à de pauvres malades ?
Nous échangeons légèrement, la vie, le boulot, le temps…
Monsieur F ne mange pas grand-chose.
- Ne vous en faites pas, j’ai beaucoup déjeuné. Un de mes amis est passé et m’a apporté avec du riz taï et des crevettes sauce piquante ; c'était exquis.
Et d’un geste il repousse doucement le plateau :
- Laissez tout ça, je déjeunerai mieux demain.
Il repose la tête sur son oreiller, ajuste son masque, je sens qu’il a besoin de repos.
Je le quitte, impressionnée par sa vitalité et ses espoirs. Pour lui et pour tous ceux que je rencontre ; tous ne veulent pas mourir. Seulement vivre.