Sous contrôle
Aujourd’hui, premier jour de printemps après un hiver étrangement long, mais la lumière pale n’arrive pas à chasser l’atmosphère pesante du service. Il y a des après-midis plus lourds que d’autres, et il me suffit de traverser le service en attendant les transmissions pour percevoir des tensions. Les visages des soignants sont fermés, les transmissions se passent sans commentaire ni digression, focus sur chaque personne malade, sans remarque personnelle, des transmissions factuelles, médicales, loin de celles que j’entends chaque vendredi et qui me permettent d’orienter mes accompagnements. Indépendamment de ce manque d’information, ces tensions m’affectent aussi et m’empêche de faire lien avec l’équipe. Je ne trouve pas l’espace où questionner, ni le soignant disponible pour une écoute de ma part. Je ne me sens pas là pour eux et cela me frustre un peu.
Je tente donc d’être là pour les malades. Une vieille dame de quatre-vingt-quatorze ans est arrivée ce matin, en urgence depuis son Ehpad. Douloureuse, en toute fin de vie, accompagnée de son fils qui veille sur elle depuis ce matin. Je me présente, sa mère semble dormir, il est debout près d’elle, tendu et agité.
Je comprends qu’il n’a pas encore vu le médecin, et qu’il questionne tout ce qui se passe. Ma venue même paraît le déconcerter et mes tentatives d’explication sont vaines. Je risque malgré tout une proposition de bouquet de fleur, et sa réaction est immédiate :
- Des fleurs ? Mais pourquoi faire ?
J’avoue que je ne m’attendais pas à cette question. Faire joli peut-être, faire du bien, accueillir ? je tente quelques options vite balayées…
- Je suis sûr que ma mère ne voudrait pas. Si elle pouvait parler elle vous le dirait ! D’ailleurs je n'ai jamais vu personne lui offrir des fleurs, et moi je ne lui en ai jamais offert. En plus il faut s'en occuper; les arroser. Et puis c'est pas sain, l'eau est vite sale, il faut la changer, ça sent mauvais ! Je ne comprends pas comment vous pouvez proposer ça. C’est interdit dans les hôpitaux.
Je n'insiste pas ; il ne veut pas ; depuis son arrivée, cet homme observe tout. La porte de la chambre est ouverte et son regard passe du lit de sa mère au couloir. Il scrute les gestes et les visages de chacun, à voix basse commente le passage de la pharmacienne poussant son chariot de médicaments « qui va trop vite et parle trop fort ». Il suit tout le monde des yeux, commente tout, les démarches, les paroles, les tons de voix, les voisins… le regard perçant, la critique en éveil.
Pour tenter de le détendre un peu je lui propose un café, qu’il accepte. A ma surprise il fait quelques pas puis s’arrête avant de sortir de la chambre. L’aide-soignante s‘apprête à entrer.
- Je vais faire un soin de bouche à votre mère, vous pouvez aller prendre un café j’en ai pour quelques minutes.
Mais il n’en est plus question, il veut être là. Il ne sait plus comment faire pour anticiper tout ce qui pourrait arriver à sa mère. Il la regarde, inquiet
- Ma mère ne boit plus, elle fait des fausses routes - il faut faire très attention. Mais pourquoi vous prenez du coca ? c'est dangereux le coca et c’est plein de sucre !
L'aide-soignante s'arrête et tente de le rassurer :
- Vous pouvez rester si vous voulez.
- Bien sur que je reste – et s’adressant à moi- restez aussi il faut que je vérifie que tout est bien, nous prendrons un café après.
L’aide-soignante reprend :
- Nous faisons des soins de bouche au coca souvent ici, mais si vous préférez, je vais attendre que le médecin vous le confirme.
L'homme hésite :
- Non allez-y ! mais ne lui donnez rien à boire. Parce que là-bas (là-bas étant l’Ehpad) ils lui ont donné à manger allongée pendant qu'elle dormait à moitié. Alors évidemment, elle a fait une fausse route… et du coup infection, etc… et elle a failli mourir... Je dois tout surveiller sinon c’est n’importe quoi !
Je regarde sa mère qui garde les yeux fermés pendant les soins de bouche. Elle a un tuyau d'oxygène et le teint très pale. La fin de la route est proche mais son fils n’est pas prêt à lâcher prise.
Je regarde aussi l’aide-soignante. Habituellement souriante, avec plus de dix ans d’expérience derrière elle, réputée pour sa douceur et sa délicatesse, elle a le visage tendu, et ce geste coutumier semble lui peser. Ce qui devrait être un soin serein et détendu se transforme en examen de passage. Elle semble douter d’elle.
Elle range son matériel, adresse quelques mots à la malade, et part rapidement.
- Je vais demander au médecin de passer.
Nous restons tous les deux dans la chambre. La tension reste intacte et finit par me gagner. Je suis maintenant dans le même état que l’ensemble de l’équipe. Suspecte.
Nous ne prendrons pas de café, la place de ce fils est indiscutablement près de sa mère pour la protéger des agressions extérieures.
Parfois il suffit d’une personne pour que l’ensemble du service soit bousculé.