Comment connaître l'heure?
En arrivant dans le service, je trouve une ambiance particulière. Des visages plus tendus, un silence feutré. Les soignants sont dans le poste de soin, ils discutent entre eux; une infirmière vient à ma rencontre, me préviens que Madame J. vient de décéder et qu’ils attendent sa fille qui n’est pas au courant.
Je connais la fille pour l’avoir accompagnée plusieurs semaines de suite auprès de sa mère. Nous savons tous qu’elle aurait voulu être là.
A son arrivée, avec son bébé dans sa poussette, le docteur sort du poste de soin et l’accueille. Avec douceur, elle passe son bras autour de ses épaules et regarde avec elle le bébé dans la poussette; je n’entends pas ce qui se dit, mais je vois le corps de la jeune femme se vouter. Le médecin l’accompagne jusqu’à la chambre de sa mère et entre avec elle. Je reste sur le banc, disponible. Quelques minutes après le médecin quitte la chambre, et vient s’asseoir près de moi. Elle m’exprime la tristesse du service de n’avoir pas pu prévenir la jeune femme à temps. « On voyait bien que l’état de sa mère avait évolué ; on avait prévu d’appeler sa fille après les transmissions. Et puis voilà ; elle est partie à deux heures dix, tout doucement sans prévenir ».
Je sens une frustration chez le médecin… comment connaître l’heure?
Le médecin retourne faire les transmissions, la vie du service continue, et après avoir laissé un temps de solitude à la jeune femme dans la chambre de sa mère, je vais à sa rencontre. Je la trouve assise en larmes à côté du lit. Elle m’accueille d’un geste et d’un sourire. Elle a besoin de parler. De pleurer. Je lui tends des mouchoirs, et l’écoute. Que faire d’autre. Ensemble nous regardons le visage serein de sa mère partie pour un ailleurs – « je ne peux pas réaliser qu’elle est morte. On dirait qu’elle dort et qu’elle va se réveiller. Elle est partie toute seule... »- . Ensemble nous regardons sa petite fille de deux mois allongée dans un lit pliant sous la fenêtre ; raccourci saisissant d’un parcours de vie, entre cette jeune grand-mère immobile et ce presque nourrisson qui s’agite.
Grand écart difficile pour la fille - la jeune mère - qui doit se rendre disponible pour son bébé, et aurait tant besoin de prendre soin d’elle. Prendre le temps du deuil, et trouver le temps de découvrir et d’éveiller sa fille… Elle m’exprime toute cette difficulté, ses craintes de perturber sa petite fille par sa tristesse – « elle n’a pas l’air de réaliser, mais c’est une éponge » ;
Elle la regarde avec amour, de ce regard enveloppant et triste qu’elle vient de poser sur sa mère… « Et vous savez comment ça se passe après ? Combien de temps on peut rester dans la chambre ?... regardez j’ai sorti ce haut pour l’habiller, vous croyez que ça va ? Il est gai, elle aimait bien la couleur… »
Toutes ces phrases qui mêlent le chagrin, le spirituel, le pratique, le souvenir, l’émotion, le questionnement, les peurs , le futur… toutes sortent en désordre, dans le silence, dans les larmes, et parfois dans les rires. De mouchoirs en verres d’eau.
On frappe à la porte. Son mari entre. Je les laisse partager leur chagrin dans l’intimité de leur couple.
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