Temps suspendu
Tout un étage pour un seul bénévole c’est beaucoup. Les rencontres s’enchainent, d’accueil en visite, de thé en gouter, des lettres à donner, des journaux à apporter, des malades à descendre dans le jardin où les familles les attendent ; j’ai rarement débuté une journée avec autant de "faire" et aussi peu "d’être".
En sortant d’une chambre, le médecin du service me rejoint:
- Vous êtes nombreux aujourd’hui ? Parce que j’aurais besoin de toi. Nous avons un malade qui est en train de mourir, et les infirmières n’arrivent pas à le laisser; mais nous avons beaucoup de soins à faire et les autres malades attendent…
Je la suis vers la chambre du malade. La porte est ouverte et j’ai l’impression de voir un tableau ou une photo posée ; debout, de part et d’autre du lit, deux infirmières au visage recouvert d’un masque tiennent chacune une main du malade, les yeux fixés sur lui.
Le médecin me précise à voix basse « pas besoin de masque » et il ajoute « dis-lui bien que sa sœur est prévenue et qu’elle pense fort à lui, qu’elle est avec lui par la pensée »
Je m’installe à coté de ce malade, dont le visage est figé, les yeux entre-ouverts sur une pupille vide, un masque déjà installé. Je ne le connais pas, n’ai pas entendu parlé de lui, et me retrouve à ses coté pour partager avec lui un moment fondamental de sa vie, le plus intime aussi ; les dernières minutes ou heures passées sur cette terre.
Je me concentre sur ce regard, essaye d’y lire une petite flamme, l’expression d’une conscience, d’un peu de vie, mais je n’y lis rien. Seule sa respiration indique que cet homme fait toujours parti du monde des vivants ; Je lui parle, cherche le bon ton de voix, pour lui rappeler que sa sœur est là par la pensée, puis je laisse le silence s’installer. Dans un coin de ma tête cette histoire de masque me perturbe. Qu’est ce que je risque si je n’en ai pas? J’ai beau avoir une totale confiance dans le médecin, une petite part d’irrationnel s’immisce… peut être est-il contagieux... Et si je contaminais les autres malades, ou mes enfants… Je ne suis pas totalement sereine et ne le vis pas bien. Je ressens une culpabilité à m’inquiéter pour moi alors que je suis au chevet d’un homme qui est en train de mourir, mais c’est plus fort que moi.
Quelque temps plus tard, une infirmière avec un masque entre pour faire des soins et me précise:
- Avec ce malade c’est important de mettre un masque.
- Le médecin m’a dit que ce n’était pas la peine. Pourquoi faut il en porter un ?
- Ce patient est immunodéprimé…
L’infirmière regarde le malade, et rajoute à voix basse:
- Effectivement il n’y a plus besoin de masque, il est en train de partir. Je ne vais pas l’embêter.
Et elle laisse tomber les soins, lui caresse doucement le bras et sort de la chambre.
Je comprends que c‘était moi qui étais un danger pour ce malade et non l’inverse. Je peux reprendre mon accompagnement en étant enfin pleinement auprès de ce malade.
Le temps s’écoule lentement, rythmé par quelques poses respiratoires, chacune plus longue que la précédente, me laissant en apnée malgré moi. Je prends par moment sa main, pour lui rappeler ma présence, j’essaye de savoir où il est, sur ce chemin de vie ; son visage marqué très émacié, n’exprime pas de souffrance ; je fixe ses yeux, lui parle à nouveau de sa sœur, et l’espace de quelques secondes, son regard vide et lointain me semble revenir à moi, comme si sa conscience revenait... Puis plus rien. Son souffle s’est arrêté. Je ne bouge pas, le regarde. J’attends, guette une reprise qui ne vient pas. Nous sommes là, deux inconnus dans une intimité.
Moi ici. Lui ailleurs.
Deux minutes sont passées. J’appelle les soignants.