J'aurais pu...
Depuis le début de la matinée nous nous croisons. Il tourne dans un sens, moi dans l’autre, va chercher un café quand je viens de finir de le préparer, descends au jardin alors que j'en reviens. Mais il ne veut pas parler. Je sens un regard inquiet se poser sur mon badge de bénévole... pourvu qu'elle me laisse tranquille; qu'elle ne vienne pas vers moi... Un regard qui m'évite, tout en me cherchant un peu, un regard que je frôle seulement de peur d'être intrusive… A moins que ce ne soit moi qui ne trouve pas ma place de bénévole. Il y a des jours comme ça...
Vers dix heures, Je retrouve Monsieur B. sur un banc. Un peu vouté, le cheveu gris blanc, un physique à la Guy Bedos, le sourire en moins. Il regarde fixement la porte de la chambre de sa femme, en soupirant fortement. A mon approche, il se décale sur le banc, suffisamment pour que j'y lise un accueil, mais pas assez pour que je puisse m'assoir. Je choisis une chaise près de lui. Nous nous sommes tellement croisés depuis ce matin qu’un bonjour est superflu. Nous avions besoin de temps pour nous apprivoiser. Sans entrée en matière il m'informe:
- Ils lui font les soins.
Je comprends en quelques mots que "lui" est sa femme dont il n'est pas prêt à se séparer.
- J'ai toujours tout fait pour elle; ca fait vingt-cinq ans qu'elle se bat contre ce cancer. Vous ne pouvez même pas imaginer la femme fantastique que c'est. Belle, mince, élégante, Elle est de ces femmes qui n’ont pas besoin d'aller chez des grands couturiers, elle avait un gout sûr... Enfin elle a... C’est une femme que tout le monde aime, volontaire, décidée.
Je l’écoute me décrire sa femme, sa façon d’être dans le monde, conquérante, son aptitude à être aimée, admirée, le besoin qu’il a d’elle et de leur vie ensemble.
- C’est vrai que j'ai tout fait pour qu’elle ne manque de rien, mais je ne l'ai pas ramenée en France assez vite. Elle avait mal au dos et je ne voulais pas la contrarier; je l'ai laissée là-bas parce qu’elle avait sa famille, ses amis, moi je travaillais tout le temps pour lui offrir une belle vie ! Mais quand on est arrivé ici c'était trop tard. Peut-être que je n'aurais pas dû l'écouter.
QUelque chose me laisse penser que sa femme n'est pas de celles que l'on n'écoute pas.
- j'aurais pu faire plus pour elle. Je réalise seulement ici que j'ai fait passer mon travail avant, et maintenant je ne sais plus quoi faire. Je vis ici, je dors avec elle, je ne la quitte pas, mais je suis impuissant. C’est terrible cette impression de ne pas avoir fait assez.
Nous sommes interrompus par le téléphone. D'un geste il me fait signe de ne pas bouger. Je l’entends décrire l'état de sa femme ce matin, beaucoup plus fatiguée « Je ne l'ai jamais vue comme ça ! Son visage a tellement changé, je suis très inquiet ». Quelques phrases s'échangent de l'autre coté, puis il raccroche. Son visage rajoute la déception à l'angoisse et la fatigue qu'il affiche. Il me fixe en silence puis reprend :
- C’était sa famille. Je ne les comprends pas. Moi, si j’avais entendu ce que je viens de dire, j'aurais tout laissé pour venir. Je serai venu, même pas habillé s'il l'avait fallu. Ils ne comprennent rien. Ils n’entendent pas ce que je dis.
Je comprends qu’il a besoin d’eux, de ne pas être seul pour affronter les heures à venir.
- Je vais retourner la retrouver. Je ne sais pas comment je vais faire sans elle; elle s'est toujours occupée de tout. Dès que je toussais, elle me disait d'aller voir un médecin, elle prenait rendez-vous pour moi. Qui va me le dire quand elle ne sera plus là ?
Il me quitte après une longue poignée de main qui tremble.
- Vous pensez que j’aurais pu faire plus ?