Chacun fait comme il peut
Le coin famille est animé aujourd'hui. Le malade, assis dans son fauteuil reçoit comme chez lui. Autour de la table, deux de ses amis, avec lesquels il échange des blagues plus ou moins fines. Des verres à pied sont posés devant eux et deux bouteilles vides me donnent une idée de leur consommation. Debout, autour d'eux tourne un homme plus jeune que je comprends être son fils. Il range, nettoie, lave les verres, prépare un café, tout en gardant une oreille attentive pour combler les trous de mémoire de son père. Cet homme m’interpelle et d’un geste de la main m’invite à m’approcher. Il a besoin de me raconter sa vie, de reprendre toutes les étapes de sa maladie
- … Ca a commencé il y a dix ans, non, c’était plus David? Dis moi, je ne me souviens plus... et c'était quand le col du fémur... non tant que ça ? Tu crois vraiment... Je n'arrive pas à me souvenir...
Il a l’air troublé par les précisions de son fils.
- Pourtant vous savez, j'ai toujours vécu simplement; quelques verres de vin, cinq cigarette et un joint par jour... Pas grand chose au fond !
Ses amis autour de la table l’écoutent me raconter sa vie et sourient en acquiesçant au « pas grand chose »
- Mais je ne sais pas pourquoi aujourd’hui je ne trouve pas mes mots, c'est les médicaments qui me troublent l'esprit…
Son fils ne peut pas s'empêcher d'intervenir
- Les médicaments?.. moi j'opterai plutôt pour le vin… quand je vois vos têtes... vous êtes pivoine !
Il tourne autour d'eux, lave les verres, les rapporte vers la chambre de son père, revient et nettoie la table; puis s'éloigne à nouveau, propose d'aller chercher une chaise pour un nouvel ami de son père qui vient d'arriver. Ce fils semble ne pas pouvoir tenir en place. Une heure plus tard je le retrouve, deux assiettes vides à la main. Son père et ses amis sont repartis dans la chambre et prennent un généreux goûter, il débarrasse, et lave consciencieusement les assiettes avant de les rapporter.
- Vous n'arrêtez pas !
Il me regarde préparer un thé
- Vous non plus. Vous savez ce que c'est ! Parfois c’est plus facile de faire quelque chose au lieu de rester calme et d'essayer de parler. Moi je n’y arrive pas. Je suis obligé de faire quelque chose ; surtout quand je suis avec lui. Mais ça c’est depuis toujours. Il est tellement immature quand il est avec sa bande de vieux copains que j’ai l’impression d’être son père. Alors je range, et je lave. Ça m’occupe, ça rend service et moi ça m’aide à venir le voir. De toutes façons je sais que jamais nous ne parlerons de rien. Chacun fait comme il peut. Vous faites pareil non ?
Il a raison. Aujourd’hui, je fais comme lui. Je fais chauffer de l’eau, cherche des tasses, apporte du thé et des gâteaux. En l’écoutant.