Des lettres aux phrases
Aujourd'hui ma première mission est d'être facteur. Avoir une raison d’entrer dans une chambre facilite les premiers pas. Madame P. est atteinte de sclérose latérale amyotrophique. Elle est ici depuis plusieurs semaines pour mettre au point les traitements, mieux gérer la douleur, améliorer son confort et sa communication. Je ne l’ai jamais rencontrée et j’appréhende un peu de ne pouvoir la comprendre ; je sais qu’elle ne parle plus et ne connais pas les outils qu’elle a mis en place. La lettre me sécurise et me permet d’oser. Elle m'accueille et sourit en apprenant qu'elle a du courrier ; il s'agit maintenant de savoir ce qu'elle désire. Au-dessus de son lit un papier me guide pour entrer en communication.
- un long clignement d'œil = OUI
- deux clignements rapide = NON
En quelques minutes je comprends qu'elle veut que je lui lise sa lettre. En l'ouvrant je trouve un article de journaux qui est joint à la lettre. Au dos de la lettre le nom de l'expéditeur. Elle sourit en le voyant.
Je commence ma lecture. La lettre vient de ses parents, vivant loin d'elle, qui lui disent combien c'est difficile pour eux de ne pas pouvoir venir la voir, mais ils lui expliquent qu'ils sont fatigués, et que son père marche de plus en plus mal. Il est question de parties de bridge, d'aiguilles de pin qui abiment le jardin, d'une vie de retraités à la campagne, dans un quotidien ordinaire, fait de nature et d'amis, d'occupations tranquilles, d'une vie tellement loin de leur fille couchée dans son lit et ne pouvant bouger... Puis ils parlent d'un jeune qui vient de réussir sa première année de médecine. Le père conclut "je peux partir tranquille".
Cette phrase touche madame P. et je vois des larmes couler sur ses joues. Après un silence elle me montre du regard l'article de journal. Je le parcours avec appréhension, c'est un article sur sa maladie et les découvertes exceptionnelles faites récemment. L'auteur, concerné par le sujet est très reconnaissant à la science et aux chercheurs. Jusque-là tout va bien, les yeux de madame P. me fixent avec intérêt. Puis l'auteur finit en précisant « ces nouvelles découvertes empêcheront les personnes atteintes de cette maladie de mourir par paralysie des muscles, y compris du cœur ». Je m'entends prononcer ces phrases, sans filtre, et je suis pétrifiée de les entendre. Le visage de la malade reste serein. Le silence s'installe, je ne peux pas la laisser avec cette violence. Je lui demande si elle a envie de parler. Elle ferme les yeux une fois. Devant moi un tableau avec des lettre. Je commence en lisant une à une les lettres, mais elle ne cligne pas les yeux. Je n'ai pas la bonne méthode. Après quelques essais infructueux, son regard me désigne un papier sur sa table. C'est une notice. Je comprends enfin le mode d'emploi. Je nomme des chiffres :1-2-3-4 désignent les lignes ; dans chaque ligne des lettres rangées par fréquence d’utilisation.
Elle choisit une ligne par un clignement d'œil ; Je dis les lettres de cette ligne et madame P. cligne les yeux quand j'ai prononcé la bonne lettre. Je l'écris sur une ardoise et passe au suivant. 1-2-3-4 … C'est simple ; long mais simple.
Petit à petit les mots se forment. Puis les phrases. Lentement. Madame P. veut que je lui relise la lettre. Puis à nouveau l'article de journal.
Je butte un peu sur l'article de journal. Je vérifie, elle veut l'entendre une autre fois. Ca me fait mal de devoir recommencer. Mais elle sait ce qu'elle veut, et qui suis-je pour m'y opposer ? Je relis, puis repose le papier sur sa table. Elle fixe à nouveau l'ardoise.
Je reprends le tableau 1/2/3/4… et épèle les lettres - M-E-R-C-I.
Elle a un regard doux et le visage détendu. Assise près d’elle j’essaye de calmer une agitation intérieure aidée par son sourire.
L'orthophoniste entre ; dommage, je sentais que la conversation commençait à devenir plus fluide. Mais elle doit apprendre comment éviter les fausses routes, et c'est primordial pour les mois à venir.
Notre prochaine rencontre sera plus facile. Je connais maintenant son mode de communication.