leçon d'informatique, leçon d'attention
Contrairement à beaucoup de personnes que je rencontre, cet homme a curieusement l’air beaucoup plus jeune qu’il n’est. Son visage est lisse et sa calvitie devait être précoce.
Sa passion c’est son ordinateur. Devant lui son écran, sa tablette, son téléphone… Il est connecté H24. Mais cela ne l’empêche pas d’être attentif à tout et à tous. Monsieur L. a cinquante ans, l’air d’en avoir à peine quarante et un cancer. Lorsque je rentre dans sa chambre, il m’accueille joyeusement
- Ha Véronique ! Entrez ! J’ai préparé un fichier pour vous depuis vendredi. Vous vous souvenez, vous êtes partie à cause des soins, et après j’ai demandé si vous étiez là mais on ne vous a plus trouvée. Nous étions en train de parler des pages perso sur internet.
Il a une bonne mémoire ; Il se souvient de mon nom, et de notre discussion… et pourtant je sais que nous sommes nombreux à venir le voir… Depuis que je viens ici, j’ai appris à éteindre ma mémoire en sortant, et je ne la rallume que si quelqu’un m’y incite. Je me souviens maintenant ; les quelques phrases de monsieur L. me ramènent à la semaine dernière où cet homme m’avait touchée par son besoin de présence sans vouloir le dire ; tous les prétextes étaient bons pour me faire rester ; il parlait de son métier, de son ordinateur, de son site internet. De tout ce qui le reliait au monde extérieur. De temps en temps une phrase le ramenait à sa situation :
- Ce qui m’embête c’est que j’ai une hypercalcémie.
Je dois lui avouer mon inculture. Il m’explique,
- ça se soigne.
Mais après un silence ajoute
- mais ça veut dire que je n’en ai pas fini avec mon cancer.
En plus de sa passion pour l’informatique, dont nous faisons le tour rapidement, cet homme est exceptionnellement attentif aux autres, tous ceux qui l’entourent à commencer par les soignants ; il me parle de chacun, enthousiaste, distrayant, avec un certain humour et une bonne perception de leurs caractères.
- Hier, j’avais tellement soif que j’ai demandé à boire du coca. Tout s’est bien passé mais l’orthophoniste a été furieuse parce qu’elle a peur que je fasse des fausses routes. Pourtant cela n'a pas été le cas, et c’est un de mes seuls plaisirs ici. Ça m’a fait tellement de bien…
Maintenant j’ai peur d’être la cause de problème. Je n’ai quand même pas voulu lui donner le nom de l’aide-soignant qui m’avait fait boire. Je lui suis tellement reconnaissant !
Une semaine plus tard, je retrouve monsieur L. La fièvre est montée, il a le côté droit paralysé, mais se souvient néanmoins de tous nos échanges ;
- Vous voyez, il n'y a plus d'informatique ni de pages perso, ni de dossiers. Je ne connais plus mon code PUK ni PIN je suis bien loin de là où vous m'avez trouvé la semaine dernière.
Son visage est marqué, ses yeux sont tristes. Il ne me quitte pas du regard comme s’il voulait me faire comprendre quelque chose ;
- Je suis angoissé.
Une femme que je comprends être sa mère entre dans la chambre. Monsieur L. me présente - une bénévole - elle vient me voir depuis longtemps.
Notre échange s'arrêtera là. Je laisse ma place à sa mère. C'est la première fois que je la vois. A côté du lit de son fils c’est une petite femme fragile et vulnérable ; j'ai mal pour elle. Elle refuse le thé que je lui propose et prend la main de son fils. Ils ont des moments à vivre ensemble, le temps est court, je les laisse.
La semaine suivante monsieur L. ne sera plus là. Il me restera de lui son attention à tous, et ses leçons d’informatique. Et la tristesse de sa mère. Ma mémoire mettra un certain temps à s’éteindre. Peut-il en être autrement ?