Erreur de chambre
A mon entrée monsieur B. se lève d'un bond et s'assoit sur son lit, semblant déborder d'énergie ;
- je vous accueille madame !
Voilà un accueil bien agréable. Je m'assieds auprès de lui et le laisse mener la conversation. Conversation est un grand mot. Monsieur B. a tous les codes de l'échange mais perd les mots, particulièrement ceux qui sont importants ; il cherche, répète mille fois le fragment de phrase précédant le mot manquant, et s'arrête.
- je ne trouve pas. Bon tant pis !
Loin de sembler énervé, cet homme sourit de toutes ses dents :
- c'est comme ça, je n'y arrive pas ; je les connais, je les ai dans la tête mais ils ne viennent pas du cerveau à la bouche !
Nous passerons le temps à attendre des mots qu'il ne trouve pas, mais il a l'air heureux quand-même. Il a froid, toujours froid - je ne comprends pas pourquoi - se rallonge dans son lit, sur le côté et remonte sa couverture méticuleusement jusqu'aux épaules, une main calée sous sa joue, il se détend.
Je suis bien, dans cette chambre claire où je me sens accueillie, près d’un homme en paix.
Une femme entre, marque un arrêt, pâlit à la vue du malade, s'excuse, "je ne vais pas vous déranger", regarde à nouveau le malade, m'écoute me présenter. Elle fait un pas, recule, et s'adresse à moi tout bas ;
- Je suis bien chambre un ?
- nous y sommes.
La dame hésite encore et murmure :
- c'est monsieur T ?
Erreur de chambre, le monsieur qu'elle vient visiter est dans la chambre à côté.
- Ha ! je me disais aussi...
La femme est soulagée, reprend quelques couleurs, et me glisse tout bas :
- Il avait tellement changé ! je préfère ça, je vous laisse.
Le malade ne semble pas le moins du monde perturbé par la visite de cette inconnue. A sa sortie, il me fait un sourire, commence une phrase qui n’a pas de fin, et prend ma main avant de fermer les yeux.
Quelques heures plus tard je retrouve la femme sur un banc.
- Remise de vos émotions ?
- Oui. J’ai été effrayée en le voyant, je suis désolée. Je vous avoue que dans la chambre, j'ai eu tellement peur que ce soit lui !
Je m’assoie à ses côtés.
- Vous savez le mien, il a tellement changé aussi ! Je l'ai reconnu quand même, mais quel choc de le voir si abimé par la maladie ! Il était si beau il y a quelques mois. Et là…
Les mots restent contenus par son émotion.
- J’ai dû faire un effort pour me rappeler l’homme qu’il était pour pouvoir lui parler. C’est difficile de faire abstraction du physique. C’est ce que l’on présente au monde, le visage, c’est notre première clé d’entrée vers l’autre. Vous ne croyez pas ?
Je réalise l’importance de ne pas avoir de lien avec celui que je rencontre. Ne pas l’avoir connu, ne pas connaître son visage « d’avant » me permet de l’accueillir tel qu’il est.