Destabilisation
C. est peintre. Il vient directement d'Amérique du sud, pour un séjour de répit, tenter de mettre au point les traitements contre la douleur et trouver un établissement de soins de suite qui pourra l'accueillir. Dans sa chambre, des dizaines de toiles sont posées contre le mur, au verso, comme s’il avait besoin de les avoir avec lui mais pas envie de les regarder, ni de les montrer.
Cet homme n'a que des problèmes à résoudre. De téléphone, d'internet, de carte à recharger, et sans maîtriser le français chaque problème est une montagne. Mon rôle aujourd’hui est de répondre tant bien que mal à des demandes très concrètes ; J'arpente le quartier à la recherche d'une recharge pour son téléphone, programme son ipad pour qu'il reçoive internet... il me regarde faire, satisfait. Nous échangeons un peu, moitié français, moitié espagnol, dans une conversation détendue grâce à des problèmes réglés. C'est un homme drole et chaleureux qui offre une rencontre facile et gratifiante, entre humour et vérité; il ne triche pas face à la maladie, ses peurs et son besoin de relation.
La semaine suivante, C. a envie de sortir de sa chambre et me prévient d'un nouveau problème à régler : il a perdu son code secret de téléphone et ne peut pas écouter ses messages. Nous commençons par une promenade dans le jardin. Il regarde tout mais reste silencieux. Je le lui fais remarquer et tente de l’intéresser un peu à la nature qui nous entoure en faisant le tour des plantations mais je vois bien qu’il n’est pas avec moi. Il abrège notre tour.
- Allons prendre un café.
Nous rentrons et nous installons près de la machine à café. Il veut se servir lui-même, appuie sur les boutons, se trompe – je ne voulais pas de sucre, tant pis – et repose la tête sur son fauteuil en fermant les yeux. Assise face à lui je le laisse se reposer.
- vous avez quelque chose de cassé en vous.
Cette phrase me trouble. J'ai spontanément envie de lui dire que nous avons tous quelque chose de cassé en nous, mais c'est un homme avec lequel on n'esquive pas les questions. Il va droit au but. Déstabilisée, je lui demande des précisions.
- Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
- Vous faites les choses de loin. Vous me promenez, vous me proposer de manger une petite tomate, vous faites ça avec tout le monde ; mécaniquement.
Je suis blessée. Je lui précise que c'est la première fois que je cueille une tomate pour quelqu'un ici.
Il se tait. Me regarde et boit son café. Puis il poursuit.
- Je voudrais manger des lasagnes ce soir. Vous allez aller me chercher un plat de lasagnes à la bolognaise et un autre de spaghettis à la bolognaise chez Picard. Il y en a un en face dans la rue.
- Vous voulez que je vous ramène dans votre chambre avant ?
- Pourquoi ? Je peux rester ici et finir mon café en attendant. Je ne bougerai pas ne vous inquiétez pas.
Je regarde cet homme avec son tuyau d'oxygène, hésite un peu puis choisis de le laisser. Il est à l’accueil, avec du monde autour qui interviendra en cas de problème. J'ai besoin d'air. Je prends le billet qu'il me tend, et pars faire ses courses. Sur le chemin je me repasse notre échange, le tour du jardin, les quelques mots échangés ; j'essaye de comprendre le sens de sa phrase, et pourquoi il m'a trouvée mécanique ou "cassée". Je suis déstabilisée et finalement un peu en colère contre sa remarque qui me semble injuste. La marche me fait du bien. Le magasin est plus loin qu’annoncé, et je commence à m’inquiéter de l’avoir laissé seul. Mes barquettes de surgelé sous le bras, je cours pour rentrer. C. m'attend sagement avec son café. Je lui donne son diner, le ticket, la monnaie.
- Gardez le ticket je n'en ai pas besoin. Vous n'avez pas pris de sac ?
- Vous ne m'en avez pas demandé, et comme ils sont payants...
- J'en avais besoin pour pouvoir mettre mon linge sale. Merci quand même c'est très gentil.
- Je ne suis plus mécanique ?
Il me regarde sans rien répondre. J'ai besoin d'y revenir.
- C'était dur d'entendre ça de votre part.
Il me fixe avec un regard triste :
- Vous savez ce que j'ai ?
- non
- J'ai une maladie grave. Pour le moment c'est stabilisé mais ça peut reprendre à tout instant. Et je peux mourir très vite. Du coup la nuit je ne dors pas, j'ai peur de ne pas me réveiller ; je suis fatigué et quelquefois j'ai besoin d'être méchant. Je suis désolé pour ce que je vous ai dit. Je ne le pensais pas.
Il me prend la main ;
- Si nous allions nous occuper de mon code de téléphone ?
Nous remontons ensemble, l'atmosphère s'est détendue d'un coup et je regrette de lui en avoir voulu.
En chemin, il commente tous les tableaux accrochés dans le couloir, veut connaitre l'artiste, les touche délicatement - et nous arrivons dans sa chambre. Le sujet du moment est son code secret de téléphone.
A l'aide de mon téléphone, je contacte son opérateur, tape un puis deux puis attends indéfiniment une opératrice qui ne vient pas… Allongé sur son lit C. me fixe inquiet. Au bout de longues minutes j'ai enfin une voix humaine. Je dois décliner son identité, sa date de naissance, l'opératrice veut lui parler directement, je lui passe le téléphone, il s'essouffle à répéter, l'opératrice ne comprend pas son accent, je reprends l'échange de façon un peu directive... J'arrive enfin à obtenir son code. C. est heureux, me tend son téléphone et me demande de le composer. Je le compose, et le lui tends. Il peut enfin écouter ses messages. Je vois son visage s'illuminer en entendant les voix - c'est mon frère – c’est un ami... Il écoute les yeux brillants, un sourire aux lèvres et raccroche, heureux ;
- Vous voyez, ça nous a pris un bout de l'après-midi mais moi je n'y serais pas arrivé sans vous. Je parle mal le français, les gens ne me comprennent pas;
Je reconnais que seul ça aurait été compliqué.
- Vous pouvez rester encore ?
Il est six heures et demi, les diners sont servis, ses lasagnes vont être réchauffés par un soignant attentif... il est l'heure pour moi de partir.
C. me serre la main, puis me dit :
- On s'embrasse.
Dans un souffle malade il murmure :
- ce qu'il y a entre les gens, c'est l'amour. Tout ça, ce qui passe, c'est de l'amour. Revenez me voir demain
- je viens seulement le vendredi
- Alors vendredi prochain, passez me voir, juste pour dire bonjour.
Je l'assure de faire mon possible.
Étrange rencontre de laquelle je ressors déstabilisée, touchée.
C fera partie des visages qui m’habiteront quelques semaines.