Ha te voila !
Madame S. est là depuis longtemps. Pendant des semaines, je n'ai pas eu l’occasion de la rencontrer, c’est une personne très entourée et sa famille, très discrète, ne semble pas en demande de bénévoles. J’ai seulement eu l’occasion d’un croiser quelques-uns au coin café, échange de bonjours et de mercis, chaleureux mais distants. Je sors d’une rencontre difficile qui m’a un peu secouée, et je profite d’un moment de calme pour rencontrer cette dame.
Comme à chaque fois, je tente de faire le vide dans ma tête pour entrer et me rendre disponible, j'ai peur que les mots reçus ne viennent un peu encombrer cette nouvelle visite, mais l’odeur qui m’accueille efface toute appréhension. On se croirait chez un fleuriste tant les bouquets sont nombreux et colorés. Ils m'aident à changer le lieu, de ton, de registre et c'est plus légère que je me présente. J’ai à peine le temps de lui donner mon prénom et la raison de ma visite…
- Ha te voilà !
Je suis bien consciente que cette parole ne m'est pas destinée mais m'installe près d'elle.
- L’après-midi était longue, mais maintenant que tu es là je vais bien.
Elle prend ma main et la serre doucement.
- Comment veux-tu que ça n'aille pas puisque tu es là !
Je n’ai pas envie de la dissuader… elle n’a pas complètement tort, je suis là. Je lui répète mon prénom, peut-être est-il familier pour elle, mais elle ne réagit pas, comme si cette information n’avait aucune importance. Elle me caresse la main, et je la laisse faire. Aujourd’hui, je serai celle qu'elle souhaite voir. Elle me parle de sa vie, de ses fleurs, les décrit, décompose les bouquets, les nomme, me raconte une histoire pour chacun. Puis me parle de Jérôme (dont j'ignore s'il est le fils ou le mari), d’un endroit qui lui est précieux, passe d’un sujet à l’autre dans un ordre qu’elle seule saisit. Elle évoque son besoin de se reposer et son envie que je reste. En quelques mots je lui précise que nous ne sommes pas obligées de parler et qu’une présence en silence peut aussi être un bon moment à partager. Elle sourit, et continue à parler. Sa voix me berce, me fait voyager avec elle. C'est doux d'être là, d'entendre cette belle femme disserter dans le désordre sur des moments de sa vie, commenter les images de la télévision à laquelle je tourne le dos, me raconter des paysages dont je ne sais si elle les voit ou les imagine. Elle est incroyablement calme et détendue. Elle n’évoque pas sa maladie, n’exprime aucune plainte, son visage lisse et souriant me laisse croire qu’elle ne souffre pas, et qu’elle est bien. Je me sens entourée de douceur et de bienveillance. Après les précédents accompagnements de ma journée qui ont été difficiles, ce temps passé auprès d’elle est une récréation. J’ai un peu l'impression que les rôles s'inversent et que cette dame m'accompagne. Son calme et ses mots me ressourcent, m’enveloppent et me rassurent. Je perds totalement la notion du temps, les méandres que fait ma conteuse y sont surement pour quelque chose. Sa confusion est poétique, légère. Nous restons ensemble quelque temps puis une tête apparait dans l'embrasure de la porte. Un homme, que j'imagine être son mari entre doucement, sans faire de bruit. Sa femme ne l'a pas entendu arriver et continue à parler, pour moi, pour elle, toute à son histoire. L’homme s’approche, nous échangeons quelques mots, je lui propose ma place. Il vient la prendre, en douceur. Passage de relai. Sa main vient remplacer la mienne, et la malade lui sourit.
- Ha, vous êtes là ! Je suis bien quand vous êtes là ! Je vais toujours bien quand vous êtes là !
Je les laisse, la remerciant pour ce temps passé, emportant avec moi la douceur et l'apaisement reçus ; ils m'accompagneront dans chacune des rencontres suivantes.
Certaines personnes vous ressourcent, malgré leur confusion, sans savoir qui vous êtes et pourquoi vous êtes là. Elle vous donnent un peu de leur paix et de leur sérénité pour vous permettre de l'emporter auprès d'un autre. J'aurais aimé pouvoir lui dire le bien qu'elle m'a fait.
PS : rencontre faite avant crise sanitaire..