Derniers rangements
C'est un dimanche d'hiver, ensoleillé et glacial. Cette mère, un peu voutée, très fatiguée, est installée ici depuis une semaine et dort dans la chambre de sa fille. Sa fille qui vient de mourir ce matin. Debout devant la chambre, elle s'apprête à entrer, hésite, me regarde arriver, et me demande de l'accompagner.
- Venez voir comme elle est belle maintenant. Je suis allée lui acheter un bouquet, elle aime tellement les fleurs. Il me manquait vingt centimes, vingt centimes c'est pas grand-chose quand même. J’ai cru que je ne pourrais pas les acheter. J’ai expliqué, parlé de ma fille, et finalement la fleuriste a bien voulu me les donner. Elle m’a offert vingt centimes comme si c’était un lingot. Mais je comprends ; c’est son métier.
Dans la chambre, Je regarde sa fille, un visage lisse, trop jeune pour être sans vie.
Dans ses bras un bouquet de fleurs, sur son lit une peluche. Sa mère lui prend la main, passe doucement sa main sur ses cheveux, lui parle :
- je vais te laisser maintenant. Ils ont dit qu'ils allaient venir te chercher vers quatre heures, il faut que je range mes affaires, j'en ai partout.
Un peu fébrile, elle déplace des sacs à moitié vides, pose et reprend ses affaires, ne sait pas où les mettre. Ici et là des papiers, des facturettes, des pièces. Quelques produits de beauté, beaucoup de mouchoirs. Deux manteaux...
- Je suis allée faire les soldes, j'en avais besoin ; j’ai trouvé une longue écharpe - je crois que je vais la laisser, j'en ai assez de la voir, elle me rappelle trop de mauvais souvenirs.
Je l'aide tant bien que mal, il faut jeter, elle fait des allers-retours vers la salle de bain, revient avec un flacon d’eau de toilette qu'elle voulait jeter, puis se ravise :
- Il en reste encore un peu c'est dommage.
Sa valise déborde de tous coté - à deux on va arriver à la fermer.
Madame G. se retourne vers sa fille
- Je te fais beaucoup de bruit, comme ça tu es encore un peu dans la vie.
Elle se rapproche d'elle l'embrasse, - tu as l'air bien dans ce lit, au moins tu ne souffres plus, ça fait tellement longtemps cette maladie, dix ans vous savez, dix ans et j'ai toujours été là. Ça s'est terminé comme je le voulais, elle est morte dans mes bras, je la serrai contre moi.
- Maintenant je vais retourner voir ton père il est tellement triste. Mais avant, il faut que je range, je ne sais pas où mettre tout ça, je vais laver un peu la tablette, je ne peux pas laisser ça comme ça….
J'ai beau la rassurer et lui proposer de prendre seulement ses affaires, et qu'on s 'occupera du reste, elle passe un mouchoir mouillé sur la table de nuit et sur les étagères - quand même ça ne se fait pas - puis elle se tourne vers sa fille
- Tu reconnais bien ta mère avec ce désordre !
Nous parvenons à fermer la valise, à installer deux sacs au-dessus, nous roulons son manteau.
- Je vais mettre le neuf, finalement je vais garder l'écharpe, je ne sais plus si je veux la jeter.
Elle me regarde et ajoute, comme une conclusion :
- Ils vont arriver pour la descendre en bas. C'est l'heure.
Je lui propose de la laisser un peu tranquille avec sa fille. Elle est calme, assise sur un fauteuil près d’elle, et je sens que ce temps lui fera du bien.
Quelques minutes plus tard sa fille est partie vers la chambre mortuaire, et je retrouve madame G dans le couloir, chargée de tous ses paquets.
- Un ami est venu me chercher avec sa voiture. Il attend en bas.
Nous partons chargés de sacs, elle me prend le bras, se laisse guider jusqu'à la sortie ; c'est là que nous nous quittons.
- Allez je vous embrasse. Merci d’avoir été avec moi.
Et elle me serre dans se bras.
Je la regarde s'eloigner et monter dans la voiture. Sa silouhette fragile disparait avec son manteau neuf.
Aujourd’hui, je pense à tous ceux qui meurent seuls, sans cette présence aimante et enveloppante dans les derniers moments, pour qui la dernière image de ce monde sera un mur gris, à ceux qui perdent des proches et qui n’ont pas ce temps de l’au-revoir, du dernier regard, qui sont seuls pour vivre cette séparation, et je pense à tous soignants en souffrance, qui n’ont ni le temps, ni la place pour accompagner, qui voient leurs malades ou leurs résidents se dégrader et qui savent qu’il ne pourront pas les sauver, qu’ils ne pourront pas rester auprès d’eux. Et je pense aux bénévoles d’accompagnement, tellement démunis de ne plus pouvoir être auprès de ceux qui en ont tant besoin. Heureusement, certains accompagnent autrement, au téléphone, via une plateforme. pour tenter de faire perdurer un peu ce qui nous lie et noue relie.